Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2168

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 222-223).

2168. — À MADAME DENIS.
À Berlin, le 3 janvier.

Ma chère enfant, je vais vous confier ma douleur. Je ne veux plus garder de filles. Vous connaissez Jeanne, cette brave Pucelle d’Orléans, qui nous amusait tant, et que j’ai chantée dans un autre goût que celui de Chapelain. Cette Pucelle, faite pour être enfermée sous cent clefs, m’a été volée. Ce grand flandrin de Tinois n’a pas résisté aux prières et aux présents du prince Henri, qui mourait d’envie d’avoir Jeanne et Agnès en sa possession. Il a transcrit le poëme, il a livré mon sérail au prince Henri pour quelques ducats. J’ai chassé Tinois ; je l’ai renvoyé dans son pays. J’ai été me plaindre au prince Henri ; il m’a juré qu’elle ne sortirait jamais de ses mains. Ce n’est, à la vérité, qu’un serment de prince, mais il est honnête homme. Enfin il est aimable, il m’a séduit ; je suis faible, je lui ai laissé Jeanne ; mais s’il arrive jamais un malheur, si l’on fait une seconde copie, où me cacher ? ma barbe devient fort grise, le poëme de la Pucelle jure avec mon âge et le Siècle de Louis XIV.

Quand j’étais jeune, j’aurais volontiers souffert qu’on m’eût dit : Dove avete pigliato tante coglionerie[1] ? mais aujourd’hui cela serait trop ridicule. Savez-vous bien que le roi de Prusse a fait un poëme dans le goût de cette Pucelle, intitulé le Palladium[2]  ? Il s’y moque de plus d’une sorte de gens ; mais je n’ai point d’armée comme lui ; je n’ai point gagné de batailles ; et vous savez que.


Selon ce que l’on peut être[3],
Les choses changent de nom.


Enfin j’éprouve deux sentiments bien désagréables, la tristesse et la crainte ; ajoutez-y les regrets, c’est le pire état de l’âme.

Je vous ai priée, par ma dernière lettre[4], de faire préparer mon appartement pour un chambellan du roi de Prusse, qu’il envoie en France pour un beau traité concernant les toiles de Silésie. Puisqu’il me loge, il est juste que je loge son envoyé ; mais ayez surtout soin de notre petit théâtre. Je compte toujours le revoir. Ah ! faut-il vivre d’espérance ! Adieu ; je vous embrasse tristement.

  1. Mot du cardinal Hippolyte d’Esté à l’Arioste.
  2. Le Palladion ; voyez une note de la lettre 1947.
  3. On lit dans le prologue d’Amphitryon, vers 130-31 :
    Et suivant ce qu’on peut être,
    Les choses changent de nom.
  4. Cette lettre parait perdue.