Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2232

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 272-273).

2232. — À M. DEVAUX[1].
À Potsdam, le 8 mai.

Mon cher Panpan (car il n’y a pas moyen d’oublier le nom sous lequel vous étiez si aimable), le jour même que je reçus vos ordres de servir votre ami (prière est ordre en ce cas), je courus chez un prince, et puis chez un autre, et les places étaient prises. J’écrivis le lendemain à la sœur[2] d’un héros, à la digne sœur du Marc-Aurèle du Nord, pour savoir si elle avait besoin de quelqu’un d’aimable, qui fût à la fois de bonne compagnie et de service. Point de décision encore. Je comptais ne vous écrire que pour vous envoyer quelque brevet signé Wilhelmine, pour votre ami ; mais, puisqu’on tarde tant, je ne peux pas tarder à vous remercier de vous être souvenu de moi.

Quand vous recevrez une seconde lettre de moi, ce sera sûrement l’exécution de vos volontés, et M. de Liébaud pourra partir sur-le-champ. Si je ne vous écris point, c’est qu’il n’y aura rien de fait.

Mon cher Panpan, mettez-moi, je vous prie, aux pieds de la plus aimable veuve[3] des veuves. Je ne l’oublierai jamais, et quand je retournerai en France, elle sera cause assurément que je prendrai ma route par la Lorraine, Vous y aurez bien votre part, mon cher et ancien ami. Je viendrai vous prier de me présenter à votre Académie.

Notre séjour à Potsdam est une académie perpétuelle. Je laisse le roi faire le Mars tout le matin, mais le soir il fait l’Apollon, et il ne paraît pas à souper qu’il ait exercé cinq ou six mille héros de six pieds ; ceci est Sparte et Athènes : c’est un camp et le jardin d’Épicure ; des trompettes et des violons, de la guerre et de la philosophie. J’ai tout mon temps à moi ; je suis à la cour, je suis libre ; et, si je n’étais pas entièrement libre, ni une énorme pension, ni une clef d’or qui déchire la poche, ni un licou qu’on appelle cordon d’un ordre, ni même les soupers avec un philosophe qui a gagné cinq batailles, ne pourraient me donner un grain de bonheur. Je vieillis, je n’ai guère de santé, et je préfère d’être à mon aise avec mes paperasses, mon Catilina, mon Siècle de Louis XIV, et mes pilules, aux soupers des rois, et à ce qu’on appelle honneur et fortune. Il s’agit d’être content, d’être tranquille ; le reste est chimère. Je regrette mes amis, je corrige mes ouvrages, et je prends médecine. Voilà ma vie, mon cher Panpan. S’il y a quelqu’un par hasard dans Lunéville qui se souvienne du solitaire de Potsdam, présentez mes respects à ce quelqu’un.

Il a été un temps où tout ce qui porte le nom de Beauvau me prenait sous sa protection ; ce temps est-il absolument passé ? Mme  la marquise de Boufflers daigne-t-elle me conserver quelques bontés ? serait-elle bien aise de me revoir à sa cour ? serait-elle assez bonne de dire au roi de Pologne, qui ne s’en souciera peut-être guère, que je serai toute ma vie pénétré des bontés et des vertus de Sa Majesté ? C’est le meilleur des rois, car il fait tout le bien qu’il peut faire.

Adieu, mon très-cher Panpan. Aimez toujours les vers, et n’aimez que les bons ; et conservez quelque bonne volonté pour un homme qui a toujours été enchanté de votre caractère. Vale et me ama.

  1. Voyez une note de la lettre 1085, tome XXXV, page 189.
  2. Wilhelmine, margrave de Baireuth.
  3. Mme  de Boufflers ; voyez la note 1, page 45.