Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2243

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 280-282).

2243. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
Ce mardi.

Sire, si je ne suis pas court, pardonnez-moi.

Hier le fidèle Darget m’apprit avec douleur qu’on parlait dans Paris de votre poëme[1]. Je viens de lui montrer les dix-huit lettres que je reçus hier. Elles sont de Cadix. Il n’est pas question de vers.

Permettez que je montre à Votre Majesté les six dernières lettres de ma nièce, l’unique personne avec qui je suis en correspondance. Elles sont toutes six numérotées de sa main. Elle me parle avec confiance de vous et de tout. Si je lui avais écrit un mot du poëme, elle en parlerait. Je ne lui ai pas même envoyé l’énigme que j’avais faite et que je vous ai montrée, de peur qu’elle ne la devinât.

Ce ne sont pas les confidents de vos admirables amusements qui en parlent. Je réponds de Darget et de moi. Daignez jeter les yeux sur les endroits soulignés de ces lettres, où il est question de Votre Majesté, de d’Argens, de Potsdam, de d’Hamon, etc. Votre Majesté n’y perdra rien. Elle verra mon innocence, mes sentiments, et mes desseins.

Il y a onze mois que je suis parti, je comptais en passer deux à vos pieds.

Je peux avoir en France un privilège d’imprimer le Siècle de Louis XIV. Je suis prêt à l’imprimer à Berlin, si cela vous fait plaisir, et je le demande à Votre Majesté.

Je ne vous flatte pas (que je sache), et vous savez, par mes hardiesses sur vos beaux ouvrages, si j’aime et si je dis la vérité. Je vous admire comme le plus grand homme de l’Europe, et j’ose vous chérir comme le plus aimable. Ne croyez pas que je sois ici pour une troisième raison.

Vous savez que je suis sensible ; soyez sûr que je le suis avec enthousiasme à toutes vos bontés, et que votre personne fait le bonheur de ma vie.

Après vous, j’aime le travail et la retraite. Qui que ce soit ne se plaint de moi. Je demande à Votre Majesté une grâce pour ne point altérer ce bonheur que je lui dois, c’est de ne me point chasser de l’appartement qu’elle a daigné me donner à Berlin, jusqu’à mon voyage à Paris.

Si j’en sortais, on mettrait dans les gazettes que Votre Majesté m’a chassé de chez elle, que je suis mal avec elle : ce serait une nouvelle amertume, un nouveau procès, une nouvelle justification aux yeux de l’Europe, qui a les yeux fixés sur vos moindres démarches… et sur les miennes, parce que je vous approche. J’en sortirai dès qu’il viendra quelque prince dont il faudra loger la suite, et alors la chose sera honnête.

J’ai eu le malheur d’être traité par Chazot comme le curé de Meckelbourg. On a dit alors que Votre Majesté ne souffrirait plus que je logeasse dans son palais de Berlin. Je n’ai pas proféré la moindre plainte contre Chazot. Je ne me plaindrai jamais de lui ni de quiconque a pu l’aigrir. J’oublie tout ; je vis tranquille ; je souffre mes maladies avec patience, et je suis trop heureux auprès de vous.

Si Votre Majesté voulait seulement s’informer du comte de Rottembourg et de M. Jariges[2] comment je me suis conduit dans l’affaire Hirschell, elle verrait que j’ai agi en homme digne de sa protection, et digne d’être venu auprès de lui.

Mon nom ira peut-être à la suite du vôtre à la postérité, comme celui de l’affranchi de Cicéron. J’espère que, en attendant, le Cicéron, l’Horace et le Marc-Aurèle de l’Allemagne me fera achever ma vie en l’admirant et en le bénissant.

Je supplie Votre Majesté de daigner me renvoyer les lettres.

  1. Le Palladion.
  2. L’un des juges à qui fut soumis le procès de Voltaire avec Hirschell.