Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2246

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 285-287).

2246. — À M. DE MONCRIF.
À Potsdam. le 17 juin.

J’ai tardé longtemps à vous remercier, mon cher confrère, du beau présent que vous avez bien voulu me faire[1]. Je me flattais de venir vous porter mes remerciements à Paris ; mais ma mauvaise santé ne m’a pas encore permis d’entreprendre ce voyage. Je vous aurais dit de bouche ce que je vous dirai dans cette lettre : que tous vos ouvrages respirent les agréments de votre société et la douceur bienfaisante de votre caractère. Je ferai plus : ils m’enhardissent à m’ouvrir à vous, et à vous demander une marque d’amitié. Je sais qu’on m’a beaucoup condamné à la cour d’avoir accepté les bienfaits dont le roi de Prusse m’honore. J’avoue qu’on a raison, si on ne regarde ma démarche que comme celle d’un homme qui a quitté son maître naturel pour un maître étranger. Mais vous savez mieux que personne la triste situation où j’étais en France. Vous savez que j’essuyais, depuis vingt ans, tout ce que l’envie acharnée de ceux qui déshonorent les lettres plus qu’ils ne les cultivent avait pu imaginer pour me décrier et pour me perdre. Vous savez que l’abbé Desfontaines, qui vendait impunément des poisons dans sa boutique, avait des associés, et qu’il a laissé des successeurs. S’ils s’en étaient tenus aux grossièretés et aux libelles diffamatoires, j’aurais pu prendre encore patience : quoique à la longue cette foule de libelles avilisse, j’aurais supporté cet avilissement, trop attaché en France à la littérature. Mais je savais avec quel artifice et avec quelle fureur on m’avait noirci auprès des personnes les plus respectables du royaume. J’étais instruit que des gens à qui je n’ai jamais donné le moindre sujet de plainte m’avaient attaqué par des calomnies cruelles. La douleur et la crainte devenaient le seul fruit de quarante ans de travail ; et cela, pourquoi ? pour avoir cultivé un faible talent, sans jamais nuire à personne. Mme  la marquise de Pompadour, M. le comte d’Argenson, et d’autres qui ont blâmé ma retraite, sont dans une trop grande élévation pour en avoir vu les causes. Ils ne savent pas ce que des hommes obscurs, mais dangereux, et infatigables dans leur acharnement à nuire, machinaient contre moi. Je suis sûr que la bonté de votre cœur serait effrayée si j’entrais avec vous dans ces détails. Je veux bien qu’on sache que ces cabales indignes m’ont contraint de chercher ailleurs un honorable asile ; mais, en même temps, je vous avoue que la douceur de ma vie serait changée en amertume si des personnes à qui j’ai obligation et à qui je serai toujours attaché croyaient avoir des reproches à me faire. Croyez, mon cher confrère, qu’il en a bien coûté à mon cœur pour prendre le parti que j’ai pris. Je n’ai point recherché de vains honneurs ; mais à la cour toute militaire où je suis, il y a de certaines distinctions qu’il faut absolument avoir pour n’être pas arrêté à tout moment aux portes par des gardes. Je ne pouvais guère demeurer auprès du roi de Prusse qu’avec ces légères distinctions, qui ne tirent d’ailleurs à aucune conséquence. Je vous jure qu’à mon âge je ne suis attaché ni à une clef d’or, ni à une croix, ni à une pension de vingt mille livres dont j’ai su ne pas avoir besoin, ni à d’autres avantages flatteurs dont je jouis. Je n’ai voulu que le repos ; et, si j’avais pu alors espérer de le goûter en France, je ne l’aurais pas cherché ailleurs. Je vous demande en grâce d’exposer mes sentiments à M. le comte d’Argenson. Je serais au désespoir qu’il blâmât ma conduite. Je lui suis attaché dès ma plus tendre jeunesse, et il est l’homme du royaume dont j’ambitionne le plus les suffrages et les bontés. J’avoue encore que je ne me consolerais pas si Mme  de Pompadour, à qui je dois une éternelle reconnaissance, pouvait me soupçonner de la moindre ombre d’ingratitude. Je vous conjure donc, mon cher confrère, de faire valoir auprès de l’un et de l’autre mes raisons, mes regrets, mon attachement. Comptez que je ne vous oublie pas parmi ceux que je regrette souvant. Vous êtes tous les jours dans la maison de M. le duc et Mme  la duchesse de Luynes[2] ; ayez la bonté de présenter mes respects à toute cette maison, dont la vertu est respectée ici. Le roi de Prusse se souvient d’avoir vu M. le duc de Chevreuse[3], et en parle souvent avec éloge.

Je n’ose vous prier de faire mention de moi à la reine. Je ne me flatte pas d’être dans son souvenir ; mais je suis auprès d’un roi qui est le meilleur ami du roi son père. Je n’ai que ce titre pour prétendre à sa protection ; mais peut-être que, si vous lui disiez un mot de moi, elle pourrait s’en souvenir avec cette bonté indulgente qu’elle a pour tout le monde. Ne soyez point surpris de la confiance avec laquelle je me suis expliqué à vous : c’est vous qui me l’avez donnée. L’usage que vous voudrez bien en faire augmentera la félicité dont je jouis auprès d’un roi philosophe, et rendra plus agréable le voyage que j’espère toujours faire à Paris, et qui sera hâté par le plaisir de venir vous faire les remerciements les plus sincères, et de vous renouveler les assurances d’un attachement et d’une estime que je conserverai toujours.

  1. Œuvres de Moncrif, 1751, trois volumes in-12.
  2. Belle-mère du duc de Chevreuse : voyez tome XXXVI, page 374.
  3. Marie-Charles-François d’Albert, duc de Chevreuse, né en 1717, lieutenant général depuis le commencement de 1748.