Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2260

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 300-302).

2260. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Potsdam, le 7 août.

Mon adorable ami, je reçois votre lettre du 30 juillet ; et la poste, qui repart presque au même instant qu’elle arrive, me laisse un petit moment pour vous remercier de tant d’attentions et de bontés. Vraiment vous n’avez rien vu. Je vous enverrai une nouvelle Rome avant qu’il soit peu, peut-être par M. le maréchal de Lowendahl, peut-être par une autre voie, mais vous aurez une Rome. Je vous avertis que ce n’est plus Fulvius qu’on tue, c’est Nonnius. Ce M. Nonnius n’est connu dans le monde que pour avoir été tué, et il ne faut pas le priver de son droit. Je me souviens même que Crébillon, dans sa belle tragédie de Catilina, avait fait


……égorger Nonnius cette nuit,

(Acte I, scène i.)

sans trop en dire la raison. Je prétends, moi, avoir de fort bonnes raisons de le tuer. Vous serez encore plus content d’Aurélie, et je crois qu’il est absolument nécessaire que Catilina ait dans le sénat un si grand parti qu’il puisse s’évader impunément, lors même que sa femme l’a convaincu.

Le grand point encore est que Cicéron puisse un peu concentrer en lui l’intérêt de Rome. La pièce ne sera jamais Zaïre, ni Inès, ni Bérénice ; mais j’ai la sottise de croire qu’une scène de Catilina et de César vaut mieux que tout cela. Je n’espère pas un succès suivi, je n’attends pas même d’être rejoué après le premier cours de la pièce. Il faudrait trop de ressorts pour remonter sur le théâtre une machine si compliquée ; mais vous m’avez autorisé à penser que les gens raisonnables ne verraient pas sans quelque plaisir une peinture assez fidèle des mœurs de l’ancienne Rome ; et, pourvu que je plaise à la saine partie de Paris, je serai fort content.

Je corrigerai encore très-volontiers tous les détails. Je ne plains pas ma peine, ou, pour mieux dire, je ne plains pas mon plaisir ; et c’en est un grand de travailler pour vous.

Savez-vous bien que je viens de refaire cent vers à la Henriade ? Je repasse ainsi toutes mes anciennes erreurs. C’est ici une confession générale continuelle. Je me suis mis à être un peu sévère avec des gens pour qui on l’est rarement ; mais je le suis encore plus pour moi-même.

Enfin, quand vous aurez Rome, il faudra absolument la faire jouer, n’importe quand ; mais je veux en avoir le cœur net. Ce sera une belle négociation, et assez amusante pour vos conjurés. Vous déciderez entre un singe et un coq d’Inde[1] qui des deux représentera César. Il est bien douloureux de n’avoir à choisir qu’entre de tels héros ; mais nous avons du temps d’ici à notre condamnation. Je vous prie, si ma nièce a le bonheur de vous voir, de lui dire que je ne lui écris point cette poste-ci. La raison est que je ne peux plus vous écrire, qu’il faut fermer ma lettre, qu’il n’y a pas un moment à perdre, et que je n’ai que celui de vous dire que je suis à vous pour jamais, sain, malade, triste, ou gai, Prussien, Français, bon ou mauvais poëte, plat historien. Adieu, adorables anges.

  1. Le rôle d’abord destiné à Lekain était disputé par La Noue et, Drouin.