Correspondance de Voltaire/1751/Lettre 2274

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Correspondance de Voltaire/1751
Correspondance : année 1751, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 313-314).

2274. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.
À Berlin.

Par ma foi, ces Anglais, que j’avais crus si sages,
N’ont plus ni rime ni raison.
Avec Pope, avec Addison,
Le bon goût et les bons ouvrages
Ont passé la barque à Caron.
Le soleil sur leur horizon
N’amène plus que des nuages ;
Il faut que chaque nation
Tour à tour ait ses avantages.
Minerve, Thémis, Apollon,
Sont allés sur d’autres rivages,
Assez loin de George Second ;
Et c’est à Sans-Souci, dit-on.
Qu’il faut chercher dans ses voyages
Ce qu’on perdit dans Albion.


Sire, le fait est qu’un Anglais atrabilaire vient d’émouvoir ma bile. Cet homme, dans un écrit pédantesque, reproche à l’auteur des Mémoires de Brandebourg de se contredire ; et sa preuve est que l’illustre auteur loue et blâme les mêmes personnes, croit que la réforme était nécessaire dans l’Église, et ensuite avoue les fautes des réformés, etc. Si je voulais, moi, louer l’auteur de ces Mémoires, je me servirais des mêmes raisons que cet Anglais apporte contre lui. Il faut avoir une tête bien enivrée de l’esprit de parti et de l’esprit de système pour exiger qu’un historien approuve ou condamne sans restriction ! Est-il possible que ce critique n’ait pas senti combien il est digne d’un philosophe et d’un homme qui est à la tête des autres, de peser le bien et le mal, d’estimer dans Louis XIV ce qu’il avait de grand, et de montrer ce qu’il avait de faible, d’approuver la réforme, et de faire voir les défauts des réformateurs ? Mais un Anglais veut qu’on soit toujours partial, ou tout whig, ou tout tory, et la raison, qui est impartiale, ne l’accommode pas. J’ai bien envie de m’escrimer contre cet impertinent, et de me moquer de lui ; il le mérite, mais il n’en vaut pas la peine.

Votre Majesté arrange à présent des bataillons en attendant qu’elle arrange des stropbes et des épisodes. Ses odes l’attendent à Potsdam, à moins qu’elle ne veuille m’en envoyer quelqu’une de Silésie[1].


Chaque chose à la fin dans sa place est remise.
Isac[2], après mille détours,
Vient de fixer ses pas, son caprice et ses jours
Auprès de Sans-Souci, dans sa terre promise.
Moi, je vais fixer mon destin
Dans la chambre où Jordan, de savante mémoire,
Commentait à la fois saint Paul et l’Arétin,
Sans savoir des deux à qui croire.

Unir les opposés est un secret bien doux ;
Il tient l’âme en haleine, il exerce le sage.
Je connais un héros dont l’âme a tous les goûts,
Tous les talents, tout l’art de les mettre en usage,
Et je ne sais encor s’il est connu de vous.


Je mets aux pieds de Votre Majesté V.

  1. Frédéric partit de Berlin pour la Silésie le 25, août, et revint le 15 septembre.
  2. Le marquis d’Argens, qui arriva à Potsdam le 26 août.