Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2319

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 358-360).
2319. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Berlin, ce 8 janvier.

Article par article, mon cher ange :

1° Je vois que Mme  Denis ou n’a point reçu mes paquets, ou ne vous a pas montré, ou que vous n’avez pas lu ce nouveau premier acte où Cicéron dit expressément, en parlant de Catilina à Caton :


Je viens de lui parler ; j’ai vu sur son visage,
J’ai vu dans ses discours son audace et sa rage,
Et la sombre hauteur d’un esprit affermi,
Qui se lasse de feindre, et parle en ennemi.

(Scène vi.)

Non-seulement cela doit être dans la copie de Mme  Denis, mais je vous en ai déjà importuné dans mes dernières lettres, ou je suis bien trompé.

2° Il y a aussi, au second acte, la correction que vous demandez.


Ce coup prématuré
Armerait le sénat, qui flotte et qui s’arrête ;
L’orage, au même instant, doit fondre sur leur tête[1].


3° Si vous voulez que Catilina recommande son fils à sa femme, cela se trouve dans les premières leçons :


Que mon fils au berceau, mon fils né pour la guerre,
Soit porté dans vos bras aux vainqueurs de la terre.

(Acte III, scène ii.)

Ce sera un peu de peine pour Mme  Denis de rassembler tous les membres épars de ce pauvre Catilina, et d’en former un corps ; mais elle s’en donne tant d’autres pour moi, elle met dans toutes les choses qui me regardent une activité et une intelligence si singulières, et une amitié si éclairée et si courageuse, qu’elle me rendra bien encore ce service.

Vous avez raison, mon cher ange, quand vous dites qu’il faut que Cicéron, au commencement du cinquième acte, instruise ce public du décret qui lui donne par intérim la puissance de dictateur ; mais il faut qu’il le dise avec l’éloquence de Cicéron, et avec quelques mouvements passionnés qui conviennent à sa situation présente. Je demande pardon à l’orateur romain et à vous de le faire si mal parler ; mais voici tout ce que je peux faire dans l’embarras horrible où me met ce Siècle de Louis XIV, et dans l’épuisement de forces où mes maladies continuelles me laissent.


Allez ; de tous côtés poursuivez ces pervers,
Et que, malgré César, on les charge de fers.
Sénat, tu m’as remis les rênes de l’empire ;
Je les tiens pour un jour, ce jour peut me suffire.
Je vengerai l’État ; je vengerai la loi ;
Sénat, tu seras libre, et même malgré toi.
Rome, reçois ici mes premiers sacrifices etc[2].


Ma nièce aura la bonté de faire coudre tout cela à l’habit de Catilina. Je ne crois pas qu’elle ait absolument toutes les corrections ; par exemple, il y avait deux fois dans la pièce : Assis dans le rang des maîtres de la terre, ou quelque chose d’approchant qui paraît se répéter.

Il faut qu’à la première scène du premier acte Catilina dise :


Orateur insolent qu’un vil peuple seconde,
Plébéien qui régis les souverains du monde[3].


Si, avec tous ces changements, avec tout l’art que j’ai pu mettre dans le rôle ingrat et hasardé d’Aurélie, avec les traits dont j’ai tâché de peindre les mœurs romaines et les caractères des personnages, avec les peines continuelles et redoublées que j’ai prises pour faire tolérer un sujet si peu fait pour les têtes françaises de nos jours, on croit que Rome sauvée peut être jouée, je ne m’y oppose pas ; mais je tremble beaucoup. Je dois tomber, puisque la farce allobroge de Crébillon a réussi. Le même vertige qui a fait avoir vingt représentations à cet ouvrage, qui déshonore la nation dans toute l’Europe, doit faire siffler le mien. Les cabales, petites et grandes, sont plus fortes et plus insensées que jamais. Enfin je me remercierais de m’être échappé de ce temps de décadence et de ce séjour de folie dangereuse, si la douceur de ma retraite n’était empoisonnée par votre absence, et si je ne m’étais arraché à tout ce que j’aime ; mais j’ai été longtemps traité avec bien de l’indignité, et j’ai cela furieusement sur le cœur.

Il s’est certainement perdu un paquet qui contenait des exemplaires du Siècle de Louis XIV corrigés à la main[4].

Ces corrections, avec les cartons qu’il a fallu faire, tout cela prend du temps, et on n’a pas toutes ses aises où je suis. Des ouvriers allemands sont de terribles gens. Enfin vous recevrez ce Siècle. Je supplie instamment M. de Choiseul, M. de Chauvelin, aussi bien que vous, mon cher ange, de m’envoyer force remarques ; on ne peut faire un bon ouvrage qu’avec le secours de ses amis, et surtout d’amis tels que vous.

Je ne vous envoie point ce livre, messieurs, pour amuser votre loisir, mais pour exercer votre critique et votre amitié. Ce n’est point du tout un petit plaisir que je veux vous faire, un petit devoir que je veux remplir ; c’est un très-grand service que je vous demande. Préparez-vous d’ailleurs à l’horrible combat qui va se donner pour Rome. Il y a une conspiration contre moi plus forte que celle de Catilina ; soyez mes Cicérons, Je ne sais comment va la santé de Mme d’Argental. Je lui présente mes respects, et lui souhaite une meilleure santé que la mienne.

  1. Ces vers font partie des variantes.
  2. Variantes du cinquième acte.
  3. On lit actuellement :
    Assis au premier rang des souverains du monde.
  4. Il est parlé d’exemplaires d’ouvrages de Voltaire avec des corrections manuscrites dans le tome XIX, page xiv ; et dans une note, tome XXXV, page 436.