Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2324

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 363-364).
2324. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
À Berlin, le 27 janvier.

J’envoie à mon héros des folies qu’il m’a demandées, et qui orneront sa bibliothèque par la belle impression et les grandes marges. Il est vrai qu’il n’y a pas une bonne page dans tout cela, mais il y a quelques bonnes lignes. Au reste, ce n’est pas la meilleure morale du monde, et il est heureux que de tels livres soient mal faits. Il y a une grande différence entre combattre les superstitions des hommes, et rompre les liens de la société et les chaînes de la vertu. La Mettrie aurait été trop dangereux s’il n’avait pas été tout à fait fou. Son livre[1] contre les médecins est d’un enragé et d’un malhonnête homme ; avec cela c’était un assez bon diable dans la société. Comment concilier tout cela ? c’est que la folie concilie tout. Il a laissé une mémoire exécrable à tous ceux qui se piquent de mœurs un peu austères. Il est fort triste qu’on ait lu son Éloge[2] à l’Académie, écrit de main de maître. Tous ceux qui sont attachés à ce maître en gémissent. Il semble que la folie de La Mettrie soit une maladie épidémique qui se soit communiquée. Cela fera grand tort à l’écrivain ; mais avec cent cinquante mille hommes on se moque de tout, et on brave les jugements des hommes.

Mme de Pompadour m’a écrit que « mes amis avaient fait ce qu’ils avaient pu pour lui faire croire que je n’avais quitté la France que parce que j’étais au désespoir qu’elle protégeât Crébillon ». Ce serait bien là une autre folie, dont assurément je suis incapable. J’ai quitté la France parce que j’ai trouvé ailleurs plus de considération et de liberté, et que je me suis laissé enchanter par les empressements et les prières d’un roi qui a de la réputation dans le monde. Mme de Pompadour peut, tant qu’elle voudra, protéger de mauvais poètes, de mauvais musiciens, et de mauvais peintres, sans que je m’en mette en peine.

D’ailleurs mes maladies, qui augmentent, me mettent dans un état à ne plus guère m’embarrasser ni des faveurs des rois ni du goût des belles dames. Je fais plus de cas d’un rayon du soleil et d’un bon potage que de toutes les cours du monde. Je serais fâché seulement de mourir sans avoir vu Saint-Pierre de Rome, la ville souterraine, votre statue, et sans avoir encore eu l’honneur de vous embrasser.

J’ai écrit à M. le maréchal de Noailles, et j’ai pris la liberté de le prier de m’aider un peu de ses lumières. Peut-être sera-t-il un peu mortifié que son nom ne se trouve pas dans l’histoire militaire du Siècle, et que le vôtre s’y trouve. Le président Hénault est plus content du deuxième tome que du premier. Il est bien aisé de se corriger, et c’est à quoi je passe ma vie. Ma nièce, à qui j’avais donné le gouvernement de Rome sauvée, en use despotiquement : elle fait jouer la pièce malgré mes craintes, et même malgré les vôtres : cela doit faire un beau conflit de cabales !

Je suis bien aise de ne pas me trouver là. Mais où je voudrais me trouver, c’est au coin de votre feu, monseigneur ; c’est auprès de votre belle âme et de votre charmante imagination. Je vous regrette tous les jours. Le temps va bien rapidement, et j’ai bien peur de ne reparaître que quand la décrépitude avancée m’aura imposé la nécessité de ne me plus montrer. Je perds loin de vous ce qui me reste de vie. Quelquefois, quand je m’anime un peu à souper, je me dis tout bas : Ah ! si M. le maréchal de Richelieu était là ! Le roi de Prusse en pense autant, mais il serait jaloux de vous, car, il faut l’avouer, il n’est que le second des hommes séduisants. Adieu, monseigneur ; n’oubliez pas votre ancien courtisan.

  1. La Politique du médecin de Machiavel, ou le Chemin de la fortune ouvert aux médecins ; 1746, in-12.
  2. Par Frédéric.