Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2334

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 375-376).

2334. — À M. LE COMTE D’ARGENSON.
À Berlin, le 15 février.

Votre très-ancien courtisan a été bien souvent tenté d’écrire à son ancien protecteur ; mais, quand je songeais que vous receviez par jour cent lettres quelquefois importunes, que vous donniez autant d’audiences, qu’un travail assidu emportait tous vos autres moments, je n’osais me hasarder dans la foule. Il faut pourtant être un peu hardi, et j’ai tant de remerciements à vous faire de la part des Musulmans et des anciens Romains que vous protégez ; j’aurais même tant de choses flatteuses à vous dire de la part de Louis XIV, qu’il faut bien que vous me pardonniez de vous importuner. Je sais que Mahomet et Catilina sont peu de chose, mais Louis XIV est un objet important et digne de vos regards. Je mourrais content si je pouvais me flatter d’avoir laissé à ma patrie un monument de sa gloire qui ne lui fût pas désagréable, et qui méritât votre suffrage et vos bontés. Mon premier soin a été de vous en soumettre un exemplaire, quoique la dernière main n’y fût pas mise. J’ai pris, depuis, tous les soins possibles pour que cet ouvrage pût porter tous les caractères de la vérité et de l’amour de la patrie. Personne ne contribue plus que vous à me rendre cette patrie chère et respectable, et je me flatte que vous me continuerez des bontés sur lesquelles j’ai toujours compté. Vous ne doutez pas du tendre et respectueux attachement que je vous conserverai toute ma vie. Permettriez-vous que M. de Paulmy trouvât ici l’assurance de mes respects ? V.

P. S. Je me flatte que votre régime vous a délivré de la goutte. Je vous souhaite une santé durable et meilleure que la mienne, car, par parenthèse, je me meurs, Milord Tyrconnell, que vous avez vu si gros, si gras, si frais, si robuste, est dans un état encore pire que le mien ; et, si on pariait à qui fera plus tôt le grand voyage, ceux qui parieraient pour lui auraient beau jeu[1]. C’est dommage ; mais qui peut s’assurer d’un jour de vie ? Nous ne sommes que des ombres d’un moment, et cependant on se donne des peines, on fait des projets, comme si on était immortel.

Adieu, monseigneur ; daignez m’aimer encore un peu, pour le moment où nous avons à végéter sur ce petit tas de boue, où vous ne laissez pas de faire de grandes choses.

  1. Tyrconnell mourut le 2 mars suivant.