Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2356

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 397-399).

2356. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL
Potsdam, le 1er avril.

Plus ange que jamais, puisque vous m’envoyez des critiques ; je vous remercie tendrement, mon cher et respectable ami, de votre lettre du 19 de mars. Vous avez enterré Rome avec honneur. Ne croyez pas que je veuille la ressusciter par l’impression ; je la réserve pour l’année de M. le maréchal de Richelieu, avec deux scènes nouvelles et bien des changements. C’est en se corrigeant qu’il faut profiter de sa victoire. Ce terrain de Rome était si ingrat qu’il faut le cultiver encore, après lui avoir fait porter, à force d’art, des fruits qui ont été goûtés. Le succès ne m’a rendu que plus sévère et plus laborieux. Il faut travailler jusqu’au dernier moment de sa vie, et ne point imiter Racine, qui fut assez sot pour aimer mieux être un courtisan qu’un grand homme. Imitons Corneille, qui travailla toujours, et tâchons de faire de meilleurs ouvrages que ceux de sa vieillesse. Adélaïde, ou le Duc de Foix, ou les Frères ennemis[1], comme vous voudrez l’appeler, est un ouvrage plus théâtral que Rome sauvée. Le rôle de Lisois est peut-être encore plus théâtral que celui de César. J’ai travaillé cette pièce avec soin, j’y retouche encore tous les jours ; mais ce sera là qu’il faudra une conspiration bien secrète. Le public n’aime pas à applaudir deux fois de suite au même homme. Je ne veux pas donner cette pièce sous mon nom. Je sais trop que le public donne des soufflets après avoir donné des lauriers. Défions-nous de l’hydre à mille têtes.

Je suis bien loin, mon cher ange, de songer à faire imprimer sitôt la Guerre de 1741 ; mais je suis bien aise de ne perdre ni mon temps, ni ce travail, que j’avais presque achevé sur les mémoires du cabinet, ni le gré qu’on pourrait me savoir de faire valoir ma nation sans flatterie. J’avais demandé à ma nièce un plan de la bataille de Fontenoy, que j’ai laissé à Paris dans mes papiers, afin de mettre tout en ordre, et que cet ouvrage pût paraître dans l’occasion, ou pendant ma vie, ou après ma mort. Il m’a paru d’ailleurs assez nécessaire qu’on sût que j’avais rempli ce qui était autrefois du devoir de ma place, et, ce qui est toujours du devoir de mon cœur, de tâcher d’élever quelques petits monuments à la gloire de ma patrie. Je me hâte de travailler, de corriger, mais je ne me hâte point d’imprimer. Je voudrais que le Siècle de Louis XIV n’eût point encore vu le jour ; et tout ce que je demande, c’est que l’édition imparfaite et fautive de Berlin n’entre point dans Paris. J’ai beaucoup réformé cet ouvrage ; le Catalogue des écrivains est fort augmenté. Mais voyez comme les sentiments sont différents ! ce Catalogue est ce que le président Hénault aime le mieux.

Je vous supplie de faire les plus tendres remerciements pour moi à M. le président de Meinières[2] et à M. de Foncemagne. Ce dernier me permettra de lui représenter, avec la déférence que je dois à ses lumières, et la reconnaissance que je dois à ses soins obligeants, que le Siècle de Louis XIV est un espace de plus de cent années, commençant au cardinal de Richelieu ; que, si je retranchais les écrivains qui ont commencé à fleurir sous Louis XIII, il faudrait retrancher Corneille ; que les écrivains font honneur à ce siècle, sans avoir été formés par Louis XIV ; que Lebrun, Le Nôtre, n’ont pas commencé à travailler pour ce monarque ; que l’influence de ce beau siècle a tout préparé avant Louis XIV, et tout fini sous lui ; qu’il s’agit moins de la gloire de ce roi que de celle de la nation ; qu’à l’égard de Gacon et de Courtilz[3] etc., je n’en ai parlé que pour faire honte au Père Niceron, et pour marquer la juste horreur que les Gacon, Roi, Desfontaines, Fréron, etc., doivent inspirer ; qu’enfin ce Catalogue raisonné est et sera très-curieux ; mais il faut attendre une édition meilleure ; celle-ci n’est qu’un essai. Hélas ! on passe sa vie à essayer ! J’essayerai cet été de venir embrasser mes anges.

Mes tendres respects à tous.

  1. Voyez ces trois pièces, tome III.
  2. J.-B.-Fr. Durcy de Meinières.
  3. Voyez tome XIV, pages 57 et 75.