Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2364

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 406-407).

2364. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
À Potsdam, le 15 avril.

Le duc de Foix vous fait mille compliments, aussi bien que monsieur son frère[1] : ils voudraient bien que je vinsse à Paris vous les présenter ; mais ils partent incessamment pour aller trouver Mme  Denis, dans la malle du premier courrier du Nord. Vous les trouverez à peu près tels que vous les vouliez ; mais on s’apercevra toujours un peu qu’ils sont les enfants d’un vieillard. Si vous voulez les prendre sous votre protection, tels qu’ils sont, empêchez surtout qu’on ne connaisse jamais leur père. Il faut absolument les traiter en aventuriers. Si on se doute de leur famille, les pauvres gens sont perdus sans retour ; mais, en passant pour les enfants de quelque jeune homme qui donne des espérances, ils feront fortune. Ce sera à vous et à Mme  Denis à vous charger entièrement de leur conduite, et Mlle  Clairon elle-même ne doit pas être de la confidence. On me mande que l’on va redonner au théâtre le Catilina de Crébillon. Il serait plaisant que ce rhinocéros eût du succès à la reprise. Ce serait la preuve la plus complète que les Français sont retombés dans la barbarie. Nos sybarites deviennent tous les jours Goths et Vandales. Je laisse reposer Rome, et j’abandonne volontiers le champ de bataille aux soldats de Corbulon[2]. Je m’occupe, dans mes moments de loisir, à rendre le style de Rome aussi pur que celui de Catilina est barbare, et je ne me borne pas au style. Puisque me voilà en train de faire ma confession générale, vous saurez que Louis XIV partage mon temps avec les Romains[3] et le Duc de Foix. Je ne regarde que comme un essai l’édition qu’on a faite à Berlin du Siècle de Louis XIV ; elle ne me sert qu’à me procurer de tous côtés des remarques et des instructions ; je ne les aurais jamais eues si je n’avais publié le livre. Je profite de tout ; ainsi je passe ma vie à me corriger en vers et en prose ; mon loisir me permet tous ces travaux. Je n’ai rien à faire absolument auprès du roi de Prusse ; mes journées, occupées par une étude agréable, finissent par des soupers qui le sont davantage, et qui me rendent des forces pour le lendemain ; et ma santé se rétablit par le régime. Nos repas sont de la plus grande frugalité, nos entretiens de la plus grande liberté ; et, avec tout cela, je regrette tous les jours Mme e Denis et mes amis, et je compte bien les revoir avant la fin de l’année. J’ai écrit à M. de Malesherbes[4] que je le suppliais très-instamment d’empêcher que l’édition du Siècle de Louis XIV n’entrât dans Paris, parce que je ne trouve point cet ouvrage encore digne du monarque ni de la nation qui en est l’objet. J’ai prié ma nièce de joindre ses sollicitations aux miennes, pour obtenir le contraire de ce que tous les auteurs désirent, la suppression de mon ouvrage. Vous me rendrez, mon cher monsieur, le plus grand service du monde en publiant, autant que vous le pourrez, mes sentiments. Je n’ai pas le temps d’écrire aujourd’hui à ma nièce, la poste va partir. Ayez la bonté d’y suppléer en lui montrant ma lettre. S’il y a quelque chose de nouveau, je vous prie de vouloir bien m’en faire part. Soyez persuadé de la tendre amitié et de la reconnaissance qui m’attachent à vous pour jamais.

  1. Vamir, l’un des personnages de la tragédie d’Amélie, ou le Duc de Foix.
  2. Allusion à ces vers de Rhadamiste et Zénobie, acte II, scène ii :

    De quel front osez-vous, soldat de Corbulon,
    M’apporter dans ma cour les ordres de Néron ?


    Voltaire appelait souvent soldats de Corbulon les partisans de Crébillon.(Auger.)

  3. Rome sauvée, que Voltaire corrigeait encore.
  4. Alors chargé de la librairie.