Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2392

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 443-446).

2392. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Potsdam, le 11 juillet.

Mon cher ange, nous autres bons chrétiens nous pouvons très-bien supposer un crime à Mahomet ; mais le parterre n’aime pas trop qu’une tragédie finisse par un miracle du faubourg Saint-Médard. Amélie finit plus heureusement ; et, quoique cette pièce ne soit pas de la force de Mahomet, elle peut avoir un beaucoup plus grand succès, parce qu’il n’y est question que d’amour. Il y a des ouvrages dont la faiblesse a fait la fortune, témoin Inès. Il ne suffit pas de bien faire, il faut faire au goût du public. Il est indubitable que Lekain doit jouer le duc de Foix, et Mlle Clairon, Amélie : sans cela, point de salut. Je n’ai jamais compris qu’il y eût de la difficulté dans l’annonce de cette pièce. Il me semble qu’on pourrait la donner sans bruit et sans scandale, pendant le voyage de Fontainebleau, en ameutant ce qu’on appelle la petite troupe, qui est plutôt la bonne troupe ; en ne sonnant point l’alarme, et en ne prétendant point donner cet ouvrage comme une pièce nouvelle. Il y manque encore quelques vers que j’enverrai quand on voudra ; mais, pour l’extrait baptistaire de Lisois, et pour la généalogie d’Amélie, je crois qu’on peut très-bien s’en passer.

Mon cher ange, j’avoue qu’il ne sied guère à un historiographe de passer sous silence ces points d’histoire ; mais je m’imagine que ces détails ne serviraient de rien à la tragédie. Je ne les aurais pu placer que dans des tirades qui sont déjà un peu longues, et j’ai cru qu’ils refroidiraient l’action, sans y porter une plus grande clarté. Amélie est une dame du voisinage, Lisois un paladin, le duc de Foix de la race de Clovis, le tout est un roman. Il ne s’agit que d’exprimer des sentiments vrais sous des noms feints. C’est une pièce de caractères ; c’est Orgon, c’est Damis, c’est Isabelle. Plus on entrerait dans des détails historiques, plus on contredirait l’histoire.

Mon cher et respectable ami, je suis plus inquiet de l’entreprise de ma nièce que de notre Amélie. Je suis un vieux gladiateur accoutumé à être condamné aux bêtes dans l’arène ; mais je tremble de voir une femme qui veut tâter de ce combat. Peut-être le public est-il las des Amazones et des Cénie ; peut-être ne sera-t-il pas toujours poli avec les dames. Ma nièce ne se trouve pas dans des circonstances aussi favorables que Mmes du Boccage et Graffigny. Elle a contre elle des cabales, et, de plus, elle est ma nièce. Tout cela me fait trembler, et je vous avoue que pour rien au monde je ne voudrais me trouver là.

La pièce peut réussir ; il y a d’heureux détails, et, si je ne m’aveugle pas, ces seuls détails valent mieux que Cénie et les Amazones ; mais ils ne suffisent pas. Vous m’avez parlé à cœur ouvert, je vous parle de même. J’ai mandé[1] à Mme Denis que j’étais peu au fait du goût qui règne à présent, qu’elle devait consulter ceux qui fréquentent assidûment les spectacles ; que c’était à eux de lui dire si la pièce était attachante ; si les caractères étaient bien décidés et bien soutenus ; si la Coquette était assez coquette, si elle faisait un rôle principal dans les derniers actes ; si Géronte, Cléon, Dorsan, étaient des personnages nécessaires ; si chacun avait un but déterminé ; si la suivante n’était pas un caractère équivoque ; s’il y avait dans l’ouvrage de cette force comique nécessaire dans une comédie, et de cette espèce d’intérêt nécessaire dans toute pièce dramatique ; si la froideur n’était pas à craindre ; que je n’étais pas juge, parce que je suis partie trop intéressée, et que j’ai peu d’habitude du théâtre comique, et nulle connaissance de ce qui est à la mode ; qu’elle devait consulter de vrais amis qui osassent dire la vérité.

Voilà une partie de ce que je lui ai mandé : que pouvais-je de plus dans la crainte de l’affliger, dans celle d’un mauvais succès, et enfin dans celle de l’empêcher de se satisfaire et de donner un ouvrage qui peut réussir ? Elle me paraît entièrement déterminée à livrer bataille. Elle a une confiance entière en M. d’Alembert ; c’est un homme de beaucoup d’esprit, mais connaît-il assez le théâtre ?

Vous voyez si je vous ouvre mon cœur. Je suis extrêmement content de ma nièce. Elle a agi pour mes intérêts avec une chaleur et une prudence qui me la rendent encore plus chère. Je souhaite qu’elle réussisse pour elle comme pour moi ; et, en attendant, je reste à Potsdam en philosophe. Je presse la nouvelle édition du Siècle de Louis XIV. Je mène une vie conforme à mon état d’homme de lettres, et convenable à ma mauvaise santé, sans me mêler le moins du monde du métier de courtisan, n’ayant pas plus de devoir à remplir que dans la rue Traversière, et n’ayant, si je meurs ici, aucun billet de confession à présenter. Jamais ma vie n’a été plus douce et plus tranquille. Pour la rendre telle à Paris, il faudrait renoncer entièrement aux belles-lettres : car, tant que je me mêlerai d’imprimer, j’aurai les sots, les dévots, les auteurs à craindre ; il y a tant d’épines, tant de dégoûts, d’humiliations, de chagrins attachés à ce misérable métier, qu’à tout prendre il vaut mieux vivre tout doucement avec un roi.

Mon cher ange, si je vivais à Paris, je voudrais n’y faire autre chose que donner à souper. Je ferai certainement un voyage pour vous, ce ne sera pas pour l’évêque de Mirepoix ; mais il faut attendre que l’édition du Siècle soit achevée. Vous n’avez qu’une petite partie des changements ; j’en fais tous les jours. Je ne veux revoir ma patrie qu’après avoir érigé un petit monument à sa gloire. J’espère qu’à la longue les honnêtes gens m’en sauront quelque gré. On poura dire : C’était dommage de tant honnir un homme qui n’a travaillé que pour l’honneur de son pays. Et puis, quand quelque bonne âme aura dit cela, que m’en reviendrat-il ? Mon cher ange, vous me tiendrez lieu, vous et votre aimable société, de toute une nation honnêtement ingrate. Vivre avec vous en bonne santé, ce serait le comble du bonheur. Ces deux biens-là me manquent, et ce sont les seuls véritables ; les rois ne sont que des palliatifs. Mille tendres respects à tous les anges.

D’Argens me persécute pour vous dire qu’il vous fait mille compliments. Il m’amuse beaucoup ici.

Vous sentez bien, mon cher et respectable ami, qu’il y a quelques passages dans cette épître qui ne sont absolument que pour vous, et que le tout est bon à brûler.

  1. Cette lettre est perdue.