Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2396

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 449-450).

2396. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Potsdam, le 22 juillet.

Mon cher ange, on m’a mandé que vos volontés célestes étaient que l’on représentât incessamment cette Amélie que vous aimez, et qu’on m’exposât encore aux bêtes dans le cirque de Paris ; votre volonté soit faite au parterre comme au ciel ! J’ai envoyé sur-le-champ à M. de Thibouville, l’un des juges de votre comité, à qui Mme  Denis a remis la pièce, quelques petits vers à coudre au reste de l’étoffe. Il ne faut pas en demander beaucoup à un homme tout absorbé dans la prose de Louis XIV, et entouré d’éditions comme vos grands chambriers le sont de sacs. Je ne sais pas encore quel parti prend ma nièce sur sa Coquette : apparemment qu’elle veut attendre. Vous ne doutez pas que je n’eusse la politesse de lui céder le pas. J’attends demain de ses nouvelles. Je tremble toujours pour elle et pour moi. Un oncle et une nièce qui donnent à la fois des pièces de théâtre donnent l’idée d’une étrange famille. Dancourt n’a-t-il pas fait la Famille extravagante[1] ? On la donnera probablement pour petite pièce.

Heureusement vos prêtres sont plus fous[2] que nous, et leur folie n’est pas si agréable ; mais vos gredins du Parnasse sont de grands malheureux. On ôte à Fréron le droit qu’il s’était arrogé de vendre les poisons de la boutique de l’abbé Desfontaines ; je demande sa grâce à M. de Malesherbes ; et le scélérat, pour récompense, fait contre moi des vers scandaleux qui ne valent rien. Mes anges, si Amélie réussissait après le petit succès de Rome sauvée, moi présent, les gens de lettres me lapideraient, ou bien ils me donneraient à brûler aux dévots, et allumeraient le bûcher avec les sifflets qu’ils n’auraient pu employer. Il faut vivre à Paris, riche et obscur, avec des amis ; mais être à Paris en butte au public, j’aimerais mieux être une lanterne des rues exposée au vent et à la grêle.

Pardon, mes anges ; mais quelquefois je songe à tout ce que j’ai essuyé et je conclus que, si j’avais un fils qui dût éprouver les mêmes traverses, je lui tordrais le cou par tendresse paternelle. Je vous ai parlé encore plus à cœur ouvert dans ma dernière lettre, mon cher et respectable ami. Je ne vous ai jamais donné une plus grande preuve d’une confiance sans bornes ; je mérite que vous en ayez en moi. Je serais bien affligé si la Coquette recevait un affront. Je me consolerais plus aisément de la disgrâce d’Amélie et du Duc de Foix. Il y a d’autres événements sur lesquels il faudrait prendre son parti. Voulez-vous voir toute ma situation et tous mes sentiments ? J’aime passionnément mes amis, je crains Paris, et le repos est nécessaire à ma santé et à mon âge. Je voudrais vous embrasser, et je suis retenu par mille chaînes jusqu’au mois d’octobre.

On m’assure positivement que le Siècle sera fini dans ce temps-là, et que je pourrai faire un petit voyage pour vous aller trouver ; cette idée me console. La vie est bien courte ; tout est ou vanité ou peine ; l’amitié seule remplit le cœur. Mon cher ange, conservez-moi cette amitié précieuse qui fait le charme de la vie. Quelque chose qu’on puisse penser de moi à la cour et à la ville, que les uns me blâment, que les autres regrettent leur victime échappée, que les gredins m’envient, que les fanatiques m’excommunient, aimez-moi, et je suis heureux. Je vous embrasse tendrement.

  1. La Famille extravagante est de Legrand.
  2. Voyez tome XV, pages 376 et suiv. ; XVI, 77 et suiv.