Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2401

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 456-458).

2401. — À M. LE MARÉCHAL DE NOAILLES[1].
À Potsdam, le 28 juillet.

Monseigneur, vous me pardonnerez si je n’ai pas l’honneur de vous écrire de ma main ; je suis malade comme vous, et je souhaite bien sincèrement que votre maladie ait des suites moins fâcheuses que la mienne.

Je reçois avec la plus vive reconnaissance les deux morceaux précieux dont vous avez bien voulu me faire part : c’est un présent que vous faites à la nation, et c’est en partie la plus belle réponse qu’on puisse faire à la voix du préjugé qui s’est élevé si longtemps contre Louis XIV, dans toute l’Europe. J’oserai vous dire que le faible essai que j’ai donné n’a pas laissé, tout informe qu’il est, de détruire, même chez les Anglais, un peu de cette fausse opinion que cette nation, quelquefois aussi injuste que philosophe, avait conçue d’un roi respectable.

Ce commencement doit vous encourager sans doute, monseigneur, à me secourir et à m’éclairer autant que vous le pourrez. Vous êtes le seul homme en France qui soyez en état de me donner des lumières, et mon travail, les matériaux que j’ai assemblés depuis si longtemps, la nature et le succès de cet ouvrage, me rendent à présent le seul homme capable de recevoir avec fruit ces bontés dont je vous demande instamment la continuation. Vous ne pouvez employer plus dignement votre loisir qu’en dictant des vérités utiles. Je vous garderai religieusement le secret.

Mon dessein est d’insérer dans le chapitre de la vie privée de Louis XIV tout le morceau détaché où ce monarque se rend compte à lui-même de sa conduite[2]. Cet écrit me paraît un des plus beaux monuments de sa gloire ; il est bien pensé, bien fait, et montre un esprit juste et une grande âme. Je vous avoue que je serais d’avis de ne donner au public qu’une partie des instructions de Louis XIV au roi d’Espagne[3]. Je voudrais que le public ne vît que les conseils vraiment politiques, dignes d’un roi de France et d’un roi d’Espagne, et la situation critique où ils étaient l’un et l’autre.

J’ose prendre la liberté de vous dire, en me soumettant à votre jugement, que le commencement de ce mémoire n’est rempli que de conseils vagues et de maximes d’un grand-père plutôt que d’un grand roi.

« Déclarez-vous en toute occasion pour la vertu et contre le vice. — Aimez votre femme ; vivez bien avec elle ; demandez-en une à Dieu qui vous convienne, etc. »

Il y a beaucoup de lieux communs dans ce goût. Je vous avouerai même ingénument que je n’oserais pas les lire au roi de Prusse, dont je regarde l’estime pour tout ce qui peut contribuer à la gloire de notre nation comme le suffrage le plus précieux et le plus important.

Le conseil d’aller à la chasse, et d’avoir une maison de campagne, paraîtrait petit et déplacé. Je dois songer que c’est à l’Europe que je parle, et à l’Europe prévenue. L’esprit philosophique qui règne aujourd’hui remarquerait peut-être un trop étrange contraste entre le conseil d’honorer Dieu, de ne manquer à aucun de ses devoirs envers Dieu, d’aimer sa femme, d’en demander une à Dieu qui convienne, etc., et la conduite d’un prince qui, entouré de maîtresses, avait mis le Palatinat en cendres, et désolé la Hollande, plutôt par fierté que par intérêt.

Je vous parle avec la liberté d’un historien, d’un homme instruit de la manière de penser des étrangers, et en même temps d’un homme docile, qui a une extrême confiance en vos bontés et dans vos lumières, pénétré de respect pour les unes, et de reconnaissance pour les autres.

Si vous aviez, monseigneur, quelques morceaux détachés, dans le goût de celui où Louis XIV rend compte du caractère de M. de Pomponne, rien ne jetterait un jour plus lumineux sur l’histoire intéressante de ce temps-là. Il est à croire que ce monarque aura aussi bien reconnu l’incapacité de M. de Chamillart que les faiblesses de M. de Pomponne, qui était d’ailleurs un homme de beaucoup d’esprit. J’ai vu des dépêches de M. de Chamillart qui, en vérité, étaient le comble du ridicule, et qui seraient capables de déshonorer absolument le ministère, depuis 1701 jusqu’en 1709. J’ai eu la discrétion de n’en faire aucun usage, plus occupé de ce qui peut être glorieux et utile à ma nation que de dire des vérités désagréables.

Cicéron a beau enseigner qu’un historien doit[4] dire tout ce qui est vrai, je ne pense point ainsi. Tout ce qu’on rapporte doit être vrai, sans doute ; mais je crois qu’on doit supprimer beaucoup de détails inutiles et odieux. J’ai la hardiesse de combattre les opinions de Cicéron, mais je ne combattrai point les vôtres.

Si j’ai quelques lettres originales à rapporter, dans l’Histoire de la guerre de 1741, ce sera assurément celles que vous écrivîtes au roi, le 8 juillet 1743, après votre entrevue avec l’empereur. Je la regarde comme un chef-d’œuvre d’éloquence, de raison supérieure, de courage d’esprit, et de politique ; et je crois que cela seul suffirait pour vous faire regarder comme un grand homme, si on ne connaissait pas vos autres mérites.

Permettez-moi de vous dire que personne au monde n’est plus attaché à votre gloire que moi. Toute mon ambition serait d’avoir l’honneur de m’entretenir avec vous quelques heures ; et, si je pouvais compter sur cet avantage, je vous promets que je ferais exprès le voyage de Paris, dans quelques mois. Je ne suis allé en Prusse que pour y entendre un homme dont la conversation est aussi singulière que ses actions sont héroïques, et j’irais chercher à Saint-Germain un homme aussi respectable que lui.

J’ai l’honneur d’être avec le plus profond respect, etc.

  1. Adrien-Maurice de Noailles, né à Paris le 29 septembre 1678. Connu d’abord sous le titre de comte d’Ayen, il prit celui de duc de Noailles au commencement de 1704, et fut créé maréchal de France le 14 juin 1734. Il mourut le 24 juin 1766, laissant deux fils, nommés maréchaux de France le 30 mars 1775. Le premier, Louis, duc de Noailles, est celui auquel est adressée une lettre du 30 mars 1777 dans la Correspondance : le second, Philippe de Noailles, connu sous la dénomination de duc de Mouchy dès 1746, a été guillotiné le 27 juin 1794. (Cl.) — Sur les Mémoires d’Ad.-M. de Noailles, voyez, tome XXX, le dernier des Articles extraits du Journal de politique et de littérature.
  2. Voyez tome XIV, page 484.
  3. Voyez tome XIV, page 487.
  4. Voyez, tome XIX, page 362.