Correspondance de Voltaire/1752/Lettre 2436

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Correspondance de Voltaire/1752
Correspondance : année 1752, Texte établi par Condorcet, GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 37 (p. 491-492).

2436. — À FRÉDÉRIC II, ROI DE PRUSSE.

Sire, je mets à vos pieds Abraham et un Catalogue[1]. Le père des croyants n’est qu’ébauché, parce que je suis sans livres. Mais, si Votre Majesté jette les yeux sur cet article, dans Bayle, elle verra que cette ébauche est plus pleine, plus curieuse, et plus courte. Ce livre, honoré de quelques articles de votre main, ferait du bien au monde. Chérisac[2] coulerait à fond les saints Pères.

Il y a une grande apparence que j’ai fait une grosse sottise en envoyant à Votre Majesté un mémoire détaillé. Mais, sire, j’ai parlé en philosophe qui ne craint point de faire des fautes devant un roi philosophe, auquel il est assurément attaché avec tendresse. Je peux très-bien me corriger de mes sottises, mais non en rougir.

J’aurai encore la hardiesse de dire que je ne conçois pas comment on peut habiller tous les ans cent cinquante mille hommes, nourrir tous les officiers de ses gardes, bâtir des forteresses, des villes, des villages, établir des manufactures, avoir trois spectacles, donner tant de pensions, etc., etc.

Il m’a paru qu’il y aurait une prodigieuse indiscrétion à moi de proposer de nouvelles dépenses à Votre Majesté pour mes fantaisies, quand elle me donne cinq mille écus par an pour ne rien faire.

De plus, je ne connais que le style des personnes que j’ai voulu attirer ici pour travailler, et point leur caractère. Il se pourrait qu’étant employées par Votre Majesté pour un ouvrage qui ne laisse pas d’être délicat et qui demande le secret, elles fissent les difficiles, s’en allassent, et vous compromissent. En me chargeant de tout sous vos ordres, Votre Majesté n’était compromise en rien.

Voilà mes raisons ; si elles ne vous plaisent pas, si Votre Majesté ne se soucie pas de l’ouvrage proposé, me voilà résigné avec la même soumission que je travaillais avec ardeur.

Si Votre Majesté a des ordres à donner, ils seront exécutés. Pourvu que je me console de mes maux par l’étude et par vos bontés, je vivrai et mourrai content.

  1. Le Catalogue des écrivains du siècle de Louis XIV.
  2. Voltaire avait probablement signé de ce nom le manuscrit de l’article Abraham, envoyé au roi de Prusse.