Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2535

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 7-9).

2535. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Potsdam[1], le 20 mars.

Je m’imagine que je vous ferai un grand plaisir de vous faire lire les deux plus jolies plaisanteries qu’on ait faites depuis longtemps. Vous avez été ambassadeur, monseigneur le maréchal, et vous serez plus à portée que personne de goûter le sel de ces ouvrages : cela est d’ailleurs absolument dans votre goût. Il me semble que j’entends feu M. le maréchal de La Feuillade, ou l’abbé de Chaulieu, ou Périgny, ou vous ; il me semble que je lis le docteur Swift ou milord Chesterlield, quand je lis ces deux Lettres[2]. Comment voulez-vous qu’on résiste aux charmes d’un homme qui fait, en se jouant, de si jolies bagatelles, et dont la conversation est entièrement dans le même goût ? Je ne doute pas que vous et vos amis ne sentiez tout le prix de ce que je vous envoie. Enfin, songez que ces chefs-d’œuvre de grâce sont d’un homme qui serait dispensé, par sa place, de ces agréables amusements, et qui cependant daigne y descendre. J’étais encore à Berlin quand il faisait à Potsdam ce que je vous envoie ; je demandais obstinément mon congé ; je remettais à ses pieds tout ce qu’il m’a donné ; mais les grâces de ma maîtresse[3] ont enfin rappelé son amant. Je lui ai tout pardonné ; je lui ai promis de l’aimer toujours, et, si je n’étais pas très-malade, je ne la quitterais pas un seul jour ; mais l’état cruel de ma santé ne me permet pas de différer mon départ. Il faut que j’aille aux eaux de Plombières, qui m’ont déjà tant fait de bien quand j’ai eu le bonheur de les prendre avec vous. J’ai promis à ma maîtresse de revenir auprès d’elle dès que je serais guéri ; je lui ai dit : Ma belle dame, vous m’avez fait une terrible infidélité ; vous m’avez donné de plus un gros soufflet ; mais je reviendrai baiser votre main[4] charmante. J’ai repris son portrait que je lui avais rendu, et je pars dans quelques jours. Vous sentez que je suis pénétré de douleur de quitter une personne qui m’enchante de toutes façons. Je me flatte que vous aurez la bonté de me mander à Plombières l’effet que ces deux charmantes brochures auront fait sur vous. J’ai promis à ma maîtresse de ne point aller à Paris. Qu’y ferais-je ? il n’y a que la vie douce et retirée de Potsdam qui me convienne. Y a-t-il d’ailleurs du goût à Paris ? En vérité, l’esprit et les agréments ne sont qu’à Potsdam et dans votre appartement de Versailles. Cependant, si je retrouve à Plombières un peu de santé, je pourrai bien faire à mon tour une infidélité de quelques semaines pour venir vous faire ma cour. Pourvu que je sois à Potsdam au mois d’octobre, j’aurai rempli ma promesse. Ainsi, en cas que je sois en vie, j’aurai tout le temps de faire le voyage. Je vous supplie de me mettre aux pieds de Mme de Pompadour. Montrez-lui les deux Lettres au Public. Je connais son goût, elle en sera enchantée comme vous. Il n’y a qu’une voix sur ces ouvrages. Il en paraît aujourd’hui une troisième, je vous l’enverrai par la première poste.

Adieu, monseigneur ; vous connaissez mes tendres et respectueux sentiments. Adieu, généreux Alcibiade. Vous lisez dans mon cœur : il est à vous[5].

  1. Voltaire, après avoir fait à Berlin une maladie causée par l’excès du travail et par toutes les contrariétés qu’il venait d’éprouver, dit Colini, se rendit à Potsdam, où ils arrivèrent l’un et l’autre, le 18 mars, à sept heures du soir. Voltaire occupa au château le même appartement qu’il avait eu d’abord ; mais, le 26 mars, il quitta Potsdam pour n’y plus revenir. (Cl.)
  2. Les Lettres au public, dans lesquelles Frédéric traitait tous les partisans de Kœnig d’envieux, de sols, et de malhonnêtes gens. (Cl.)
  3. C’est ainsi que M. de Voltaire nommait le roi de Prusse. (K.)
  4. Frédéric avait lui-même, en 1750, baisé la main de Voltaire, pour l’engager à rester. (Cl.) — Voyez la lettre 2645.
  5. Cette lettre a été envoyée par la poste, et le roi de Prusse, tout philosophe qu’il était, avait conservé dans ses États l’usage infâme d’ouvrir les lettres. (K.) — Les éditeurs de Kehl veulent faire entendre par cette note que Voltaire a employé ce ton d’éloge ironique, dans la crainte que la lettre qu’il écrivait ne tombât sous les yeux de Frédéric.