Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2573

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 48-49).

2573. — DE MADAME DENIS AU ROI DE PRUSSE[1].
De Francfort-sur-le-Mein, ce 11 juin.

Sire, je n’aurais jamais osé prendre la liberté d’écrire à Votre Majesté sans la situation cruelle où je suis. Mais à qui puis-je avoir recours, sinon à un monarque qui met sa gloire à être juste et à ne point faire de malheureux ?

J’arrive ici pour conduire mon oncle aux eaux de Plombières : je le trouve mourant, et pour comble de maux il est arrêté par les ordres de Votre Majesté, dans une auberge, sans pouvoir respirer l’air. Daignez avoir compassion, sire, de son âge, de son danger, de mes larmes, de celles de sa famille et de ses amis : nous nous jetons tous à vos pieds pour vous en supplier.

Mon oncle a sans doute eu des torts bien grands, puisque Votre Majesté, à laquelle il a toujours été attaché avec tant d’enthousiasme, le traite avec tant de dureté. Mais, sire, daignez vous souvenir de quinze ans de bontés dont vous l’avez honoré, et qui l’ont enfin arraché des bras de sa famille, à qui il a toujours servi de père.

Votre Majesté lui redemande votre livre imprimé de poësies dont, elle l’avait gratifié. Sire, il est assurément prêt de le rendre, il me l’a juré : il ne l’emportait qu’avec votre permission ; il le fait revenir avec ses papiers, dans une caisse à l’adresse de votre ministre. Il a demandé lui-même qu’on visite tout, qu’on prenne tout ce qui peut concerner Votre Majesté. Tant de bonne foi la désarmera sans doute. Vos lettres sont des bienfaits. Notre famille rendra tout ce que nous trouverons à Paris.

Votre Majesté m’a fait redemander par son ministre le contrat d’engagement. Je lui jure que nous le rendrons dès qu’il sera retrouvé. Mon oncle croit qu’il est à Paris ; peut-être est-il dans la caisse de Hambourg. Mais pour satisfaire Votre Majesté plus promptement, mon oncle vient de dicter un écrit (car il n’est pas en état d’écrire) que nous avons signé tous deux ; il vient d’être envoyé à milord Maréchal, qui doit en rendre compte a Votre Majesté[2].

Sire, ayez pitié de mon état et de ma douleur.

Je n’ai de consolation que dans vos promesses sacrées, et dans ces paroles si dignes de vous : Je serais au désespoir d’être cause du malheur de mon ennemi ; comment pourrais-je l’être du malheur de mon ami[3] ?

Ces mots, sire, tracés de votre main, qui a écrit tant de belles choses, font ma plus chère espérance.

Rendez à mon oncle une vie qu’il vous avait dévouée, et dont vous rendez la fin si infortunée, et soutenez la mienne : je la passerai comme lui à vous bénir.

Je suis, avec un très-profond respect, sire, de Votre Majesté la très-humble et très-obéissante servante.


Denis.

  1. Publiée par Preuss d’après le. Berliner Kalender für 1846 ; Berlin, Reimarus pages 37 et 38.
  2. Dans la même lettre, publiée par MM. Bayoux et François, il y a ici une variante. Après ces mots : « dans la caisse de Hambourg », on lit ceci : « À quoi cet engagement si (un mot manque, peut-être cruellement ou brusquement) annulé pourrait-il jamais servir ? Comment mon oncle et notre famille pourraient-ils faire difficulté de rendre un écrit qui est entièrement nul ? Mais puis-je chercher à Francfort, auprès d’un mourant, ce papier qui n’est pas à Francfort ? »
  3. Voir la lettre de Frédéric du 23 août 1750.