Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2586

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 59-60).

2586. — DE M. DAME DENIS À FRÉDÉRIC II.
À Francfort, le 21 juin[1] au matin.

Sire, je ne devais pas m’attendre à implorer pour moi-même la justice et la gloire de Votre Majesté. Je suis enlevée de mon auberge au nom de Votre Majesté, conduite à pied par le commis du sieur Freytag votre résident, au milieu de la populace, et enfermée, avec quatre soldats à la porte de ma chambre. On me refuse jusqu’à ma femme de chambre et à mes laquais, et le commis passe toute la nuit dans ma chambre[2].

Voici le prétexte, sire, de cette violence inouïe, qui excitera sans doute la pitié et l’indignation de Votre Majesté, aussi bien que celle de toute l’Europe.

Le sieur Freytag ayant demandé à mon oncle, le 1er juin, le livre imprimé des poésies de Votre Majesté, dont Votre Majesté avait daigné le gratifier, le constitua prisonnier jusqu’au jour où le livre serait revenu, et lui fit deux billets en votre nom, conçus en ces termes :

« Monsir, sitôt le gros ballot que vous dites d’être à Hambourg ou Leipsick sera ici, qui contient l’œuvre de poésie que le roi demande, vous pourrez partir où bon vous semblera. »

Mon oncle, sur cette assurance de votre ministre, fit revenir la caisse avec la plus grande diligence, à l’adresse même du sieur Freytag, et le livre en question lui fut rendu le 17 juin au soir.

Mon oncle a cru, avec raison, être en droit de partir le 20, laissant à votre ministre la caisse et d’autres effets considérables, que je comptais reprendre de droit le 21 ; et c’est le 20 que nous sommes arrêtés de la manière la plus violente. On me traite, moi, qui ne suis ici que pour soulager mon oncle mourant, comme une femme coupable des plus grands crimes ; on met douze soldats à nos portes.

Aujourd’hui 21, le sieur Freytag vient nous signifier que notre emprisonnement doit nous coûter 128 écus et 42 creutzers par jour, et il apporte à mon oncle un écrit à signer par lequel mon oncle doit se taire sur tout ce qui est arrivé (ce sont ses propres mots), et avouer que les billets du sieur Freytag n’étaient que des billets de consolation et d’amitié qui ne tiraient point à conséquence.

Il nous fait espérer qu’il nous ôtera notre garde. Voilà l’état où nous sommes, le 21 juin, à deux heures après midi[3].

Je n’ai pas la force d’en dire davantage ; il me suffit d’avoir instruit Votre Majesté.

Je suis avec respect, de Votre. Majesté la très-humble et très-obéissante servante.

Denis,
Veuve du sieur Denis, gentilhomme, ci-devant capitaine au

régiment de Champagne, commissaire des guerres, et

maître des comptes de Sa Majesté le roi de France.
  1. La copie de cette lettre, que j’ai eue sous les yeux, contient deux notes de Voltaire, que je donnerai. Cette copie probablement était jointe à la lettre du 14 juillet (n° 2626). (B.) — C’est la copie destinée au comte de Stadion.
  2. N. B. Le commis, nommé Dorn, notaire de Sa Majesté impériale, a osé insulter cette dame respectable pendant la nuit. (Note de Voltaire.)
  3. Son Excellence doit être instruite de cette horreur arrivée à Francfort. Elle est très-humblement remerciée de garder le secret à celui qui a déjà eu l’honneur de lui écrire deux lettres. Peut-être un jour cette personne pourra remercier Son Excellence de vive voix. (Id.)