Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2655

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 132-134).

2655. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Au pied d’une montagne[1], le 10 octobre.

Mon cher ange, il me semble que je suis bien coupable ; je ne vous écris point, et je ne fais point de tragédies. J’ai beau être dans un cas assez tragique, je ne peux parvenir à peindre les infortunes de ceux qu’on appelle les héros des siècles passés, à moins que je ne trouve quelque princesse mise en prison pour avoir été secourir un oncle malade. Cette aventure me tient plus au cœur que toutes celles de Denis et d’Hiéron.

Il me semble qu’il faut avoir son âme bien à son aise pour faire une tragédie ; qu’il faut avoir un sujet dont on soit vivement frappé, et devant les yeux un public, une cour, qui aiment véritablement les arts. Un petit article encore, c’est qu’il faut être jeune. Tout ce que je peux faire, c’est de soutenir tout doucement mon état et ma mauvaise santé. Je ne me pique point d’avoir du courage, il me semble qu’il n’y a à cela que de la vanité. Souffrir patiemment sans se plaindre à personne, sans demander grâce à personne, cacher ses douleurs à tout le monde, les répandre dans le sein d’un ami comme vous : voilà à quoi je me borne. Je n’ai pas surtout le courage de faire une tragédie pour le présent. Vous m’en aimerez moins ; mais songez que votre amitié, qui a un empire si doux, n’est pas faite pour commander l’impossible. Je ne sais pas trop ce que je deviendrai et où je finirai mes jours. Que ne puis-je au moins, mon cher ange, vous revoir avant de sortir de cette vie !

J’ai la mine de passer l’hiver dans une solitude des montagnes des Vosges. Si vous aviez quelque chose à me mander, vous n’auriez qu’à écrire à M. Schœpflin le jeune, à Colmar, sans mettre mon nom, sans autre adresse ; et la lettre me serait rendue avec la plus grande fidélité. Vous passerez probablement l’hiver à Paris, et il n’y aura plus de Pontoise ; mais il y aura des Vosges pour moi. J’ai vu à Colmar M. de Voyer[2] faisant son entrée en fils d’un secrétaire d’État. Vous vous doutez bien que je ne lui ai parlé de rien du tout ; je ne sais même si je parlerais à son père. Ce n’est pas trop la peine d’importuner son prochain de ses afflictions, surtout quand ce prochain est ministre, ou fils de ministre.

J’ai vu quelquefois, dans ma solitude auprès de Strasbourg, la fille de Monime[3] ; sa naissance est un roman, sa vie est obscure et triste ; l’aventure du préteur n’a abouti qu’à faire une douzaine de malheureux. Il en pleut, des malheureux, de tous côtés, mon cher ange, et des ennuyeux encore davantage : c’est ce qui fait que j’aime mes montagnes, ne pouvant pas être auprès de vous. Dieu veuille me donner quelque beau sujet bien tendre dans ma chartreuse ! Mais alors j’aurais peur que la montagne n’accouchât d’une souris. Mon pauvre petit génie ne peut plus faire d’enfants. Il me semble que ce que vous savez[4] m’a manqué.

Ce qui ne me manquera jamais, c’est ma tendre amitié pour vous. Cette idée seule me console. Je me flatte que Mme d’Argental et vos amis ne m’oublient pas tout à fait. Adieu, mon cher ange ; pardonnez-moi d’avoir été si longtemps sans vous écrire ; il faut enfin que je vous avoue que j’avais fait quatre plans bien arrangés scène par scène ; rien ne m’a paru assez tendre : j’ai jeté tout au feu.

Adieu, mon cher ange.

  1. Au village de Luttenbach. Voltaire, selon Colini, s’enterra dans cette solitude pendant quinze jours.
  2. Voyez une note sur la lettre 2512.
  3. Voyez la note 5, page 113.
  4. l’Orphelin de la Chine, auquel Voltaire songeait alors, ne tarda pas à prouver que son auteur ne manquait pas encore de ce que vous savez. (Cl.)