Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2662

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 139-140).

2662. — À M. LE MARQUIS DE THIBOUVILLE.
Prés de Colmar[1], le 9 novembre.

Il y a quatre ou cinq mois, mon cher marquis, que je n’ai reçu de vos nouvelles, et enfin vous me faites des reproches de mn silence. Nous avez raison. Comment voulez-vous que je me souvienne de mes amis, quand je jouis de la santé la plus brillante, et que je nage dans les plaisirs ? L’éclat éblouissant de mon état fascine toujours un peu les yeux. Il faut pardonner à l’ivresse de la prospérité ; cependant je vous assure que, du sein de mon bonheur, qui est au delà de toute expression, je suis très-sensible à votre souvenir. Je vous suis plus attaché qu’à Zulime ; je ne suis guère dans une situation à penser aux charmes de la poésie et aux orages du parterre, et je vous avoue qu’il me serait bien difficile de recueillir assez mon esprit pour penser à ce qui m’amusait tant autrefois. Vous proposez le bal à un homme perclus de ses membres. Cependant, mon cher marquis, il n’y a rien que je ne fasse pour vous quand j’aurai un peu repris mes sens ; mais à présent je suis absolument hors de combat ; attendons des temps plus favorables, s’il y en a. Franchement ma situation jure un peu avec ce que vous me proposez ; je suis plutôt un sujet de tragédie que je ne suis capable de travailler à des tragédies. Conservez-moi, mon cher marquis, une amitié qui m’est plus chère que les applaudissements du parterre. Un jour nous pourrons parler de Zulime, car il ne faut pas se décourager ; mais je suis en pleine mer, au milieu d’une tempête. Le port où Je pourrais vous embrasser me ferait tout oublier.

  1. Sans doute encore à la papeterie de Schœpflin à Luttenbach. Colini dit que Voltaire partit le 28 octobre ; mais ce dernier dut y retourner quelquefois.