Correspondance de Voltaire/1753/Lettre 2665

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Correspondance de Voltaire/1753
Correspondance : année 1753GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 141-142).

2665. — À M. LE COMTE DE GOTTER.
À Colmar, 21 novembre[1].

Monsieur, Mme la duchesse de Gotha a eu la bonté de m’envoyer le petit mot que vous m’adressez. Un mot suffit pour ranimer les passions. Son Altesse royale avait bien vu quelle était la mienne pour la personne respectable dont vous parlez. L’intérêt que vous voulez bien prendre à ma situation me fait un devoir de vous ouvrir mon cœur ; il est sensiblement pénétré, et il doit l’être. Ma seule consolation est que le souverain qui remplit la fin de ma vie d’amertume ne peut pas oublier entièrement des bontés si anciennes et si constantes. Il est impossible que son humanité et sa philosophie ne parlent tôt ou tard à son cœur, quand il se représentera qu’il m’a daigné appeler son ami pendant seize années, et qu’il m’avait enfin fait tout quitter pour venir auprès de lui. Il ne peut ignorer avec quels charmes je cultivais les belles-lettres auprès d’un grand homme qui me les rendait plus chères. C’est une chose si unique dans le monde de voir un prince né à trois cents lieues de Paris écrire en français mieux que nos académiciens ; c’était une chose si flatteuse pour moi d’en être le témoin assidu, qu’assurément je n’ai pu chercher à m’en priver. Il sait bien que je n’ai d’autre ambition que de vivre auprès de sa personne. Je suis très-riche ; j’ai la même dignité dans la maison du roi de France que j’avais dans la sienne, et je ne regrettais pas la place d’historiographe de France, que j’avais sacrifiée.

Quand il daignera se représenter tout ce que je vous dis là, monsieur, il verra sans doute que mon cœur seul me conduisait, et le sien sera peut-être touché. C’est tout ce que je peux espérer, et tout ce que je peux vous dire, monsieur, surtout dans l’état où m’a jeté la goutte, qui s’est jointe à tous mes maux. Ils n’ôtent rien à la sensibilité que votre bienveillance m’inspire.

Comptez que je suis, monsieur, avec la plus tendre reconnaissance, votre, etc.

  1. C’est à tort, croyons-nous, qu’on a toujours daté cette lettre du 21 décembre. Elle ne peut qu’être du même jour que la précédente. (G. A.)