Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2682

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 157-158).

2682. — À MADAME LA COMTESSE DE LUTZELBOURG.
À Colmar, 23 janvier.

On m’avait dit, madame, que vous étiez à Andlau, et on me dit à présent que vous êtes à l’île Jard. Je regrette toujours ce séjour, quoiqu’il soit en plein nord. Il y a bientôt trois mois que je ne suis sorti de ma chambre. J’en sortirais assurément, si j’étais dans votre voisinage. Je préférerais surtout cette petite maison de campagne qui est près de votre île, à l’hôtel du maréchal de Coigny[1]. N’y aurait-il pas moyen de conclure cette affaire, et de louer cette maison meublée ? Il serait bien doux de venir jouir le soir de votre charmant entretien, et de celui de votre amie[2], après avoir souffert et travaillé tout le jour : car, de la manière dont ma vie solitaire est arrangée, vivre à l’hôtel du maréchal de Coigny, ce serait être à cent lieues de vous.

Cet Abrégé de l’Histoire universelle, dont vous m’avez parlé, est un ouvrage ridiculement imprimé, où il y a autant de fautes que de lignes. Le roi de Prusse est bien destiné à me persécuter. Je lui avais donné, il y a plus de treize ans, ce manuscrit très-informe. Il prétenndait l’avoir perdu à la bataille de Sohr, lorsque les housards autrichiens pillèrent son bagage. Cependant on lui rendit tout, jusqu’à son chien. Il se trouve aujourd’hui que c’est son libraire qui débite ce manuscrit, tronqué, altéré, méconnaissable. Il prétend, ce libraire, qu’il l’a acheté d’un valet de chambre du prince Charles. Tout ce que je sais, c’est qu’on en a été très-scandalisé à la cour, et que j’ai eu beaucoup de peine à apaiser les rumeurs qu’il a causées. Cette affaire particulière m’a beaucoup tourmenté dans le temps que la confusion des affaires générales me fait perdre mon bien. Je n’ai de consolation que dans le travail et dans la retraite ; mais il me faudrait une retraite auprès de l’île Jard. Je ne peux jeûner et prier, comme le conseille M. de Beaufremont. J’ai pourtant autant de droit au paradis qu’aucun Français. Mais vous, madame, qui aviez tant de droit aux félicités de ce monde, comment gouvernez-vous votre santé, comment vont les affaires de votre famille ? J’ai bien peur que vous ne soyez environnée de choses tristes. Je ne vois que des injustices et des malheurs. Conservez votre santé et votre courage. Vous mande-t-on quelque chose de Paris ? Y a-t-il quelque nouvelle sottise ? Que le milieu du xviiie siècle est sot et petit ! Je souhaite cependant que vous en puissiez voir la fin. Adieu, madame ; je voudrais être votre courtisan aussi assidu que respectueusement attaché.

  1. Dans l’enceinte de Strasbourg.
  2. Mme de Brumath.