Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2720

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 195-196).

2720. — À M. POLIER DE BOTIENS.
Colmar, le 19 mars.

En réponse à votre lettre du 15, je vous dirai, monsieur, que le sieur Philibert n’a pas encore osé m’envoyer son édition, mais qu’il a osé annoncer, dans la gazette de Bâle, cette édition corrigée et augmentée par moi. J’ai été justement indigné de ce mensonge, qui m’est très-préjudiciable dans le pays où je suis, et j’ai prié M. Vernet[1] de lui en marquer mon ressentiment. Je viens de voir son livre, qu’on m’a prêté aujourd’hui. Il a copié fidèlement sur du vilain papier, et avec de mauvais caractères, toutes les bévues des éditions de la Haye et de Paris. Vous jugerez bien, monsieur, que ce n’est pas là un bon moyen pour avoir mes ouvrages. Le voyage à Lausanne, dont vous me parlez, n’est pas si aisé à entreprendre que vous le pensez. J’ai le malheur de ne pouvoir pas faire un pas sans que l’Europe le sache. Cette malheureuse célébrité est un de mes plus grands chagrins ; d’ailleurs, monsieur, me répondriez-vous que je fusse aussi libre à Lausanne qu’en Angleterre ? Me répondriez-vous que ceux qui m’ont persécuté à Berlin ne me poursuivissent pas dans le canton de Berne[2] ? La seule manière peut-être qui me convînt serait d’y être incognito, je vous en serais plus utile ; mais cette manière n’est guère praticable. Vous voyez que je ne suis pas le maître de ma destinée ; si je l’étais, soyez sûr que je partirais demain, malgré mes maladies et malgré les neiges, et que je viendrais achever ma vie à Lausanne. Une lettre de M. de Brenles, que j’ai vue ces jours-ci, augmente bien mon désir de voir votre ville ; je ne peux vous offrir, dans le moment présent, que des désirs et des regrets très-sincères. Je me flatte encore qu’il n’est pas impossible que je vienne vous voir ; mais il faut ne point déplaire à mon roi, il faut un voyage sans aucun éclat. Il y a six mois que je garde la chambre à Colmar ; mon âge et mon goût demandent la solitude. Je la voudrais profonde, je la voudrais ignorée : heureux celui qui vit inconnu ! Je vous embrasse de tout mon cœur.


Voltaire.

  1. Jacob Vernet, à qui Voltaire avait sans doute écrit, depuis la lettre du 1er février, adressée à ce dernier.
  2. Lausanne appartenait autrefois au canton de Berne. Elle est aujourd’hui le chef-lieu du canton de Vaud, dont la devise est : Liberté et Patrie. (Cl.)