Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2725

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 201-202).

2725. — À M. L’ABBÉ D’OLIVET.
À Colmar, 26 mars.

Je vous remercie bien sincèrement, mon cher et savant abbé, du petit livre[1] très-instructif que vous m’avez envoyé. Il prouve que l’Académie est plus utile au public qu’on ne pense, et il fait voir en même temps combien vous êtes utile à l’Académie. Il me semble que la plupart des difficultés de notre grammaire viennent de ces e muets qui sont particuliers à notre langue. Cet embarras ne se rencontre ni dans l’italien, ni dans l’espagnol, ni dans l’anglais. Je connais un peu toutes les langues modernes de l’Europe, c’est-à-dire tous ces jargons qui se sont polis avec le temps, et qui sont tous aussi loin du latin et du grec qu’un bâtiment gothique l’est de l’architecture d’Athènes. Notre jargon, par lui-même, ne mérite pas, en vérité, la préférence sur celui des Espagnols, qui est bien plus sonore et plus majestueux ; ni sur celui des Italiens, qui a beaucoup plus de grâce. C’est la quantité de nos livres agréables, et des Français réfugiés, qui ont mis notre langue à la mode jusqu’au fond du Nord. L’italien était la langue courante du temps de l’Arioste et du Tasse. Le siècle de Louis XIV a donné la vogue à la langue française, et nous vivons actuellement sur notre crédit. L’anglais commence à prendre une grande faveur, depuis Addison, Swift, et Pope. Il sera bien difficile que cette langue devienne une langue de commerce comme la nôtre ; mais je vois que, jusqu’aux princes, tout le monde veut l’entendre, parce que c’est de toutes les langues celle dans laquelle on a pensé le plus hardiment et le plus fortement. On ne demande, en Angleterre, permission de penser à personne. C’est cette heureuse liberté qui a produit l’Essai sur l’Homme, de Pope ; et c’est, à mon gré, le premier des poëmes didactiques. Croiriez-vous que dans la ville de Colmar, où je suis, j’ai trouvé un ancien magistrat qui s’est avisé d’apprendre l’anglais à l’âge de soixante et dix ans, et qui en sait assez pour lire les bons auteurs avec plaisir ? Voyez si vous voulez en faire autant. Je vous avertis qu’il n’y a point de disputes en Angleterre sur les participes ; mais je crois que vous vous en tiendrez à notre langue, que vous épousez, et que vous embellissez.

Pardon de ne pas vous écrire de ma main ; je suis bien malade. J’irai bientôt trouver La Chaussée[2]. Je vous embrasse.

  1. Opuscules sur la langue française, suivis du Traité des participes.
  2. Mort le 14 mars 1754 ; voyez tome XXIII, page 485.