Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2728

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 204-205).

2728. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Colmar, le 12 avril.

Madame, quelque répugnance que j’eusse à repasser par Francfort, j’y volerais pour me rendre chez la descendante d’Hercule. Des obstacles, madame ! il n’y en a point lorsque vous commandez ; il n’y a que la maladie qui soit plus forte que les ordres et la bonté de Votre Altesse sérénissime. Quand je songe à l’état où je suis, je me trouve bien indigne d’approcher de votre autel. Je suis comme les lépreux qui n’osaient entrer dans le temple. Que feriez-vous, madame, d’un homme condamné par la nature à souffrir presque toujours ? Ma lampe ardente est dans un vase fêlé et cassé ; elle brûle en votre honneur ; mais le vase est en pièces. Pourquoi le cœur ne peut-il pas donner des forces et des ailes ? La belle figure que je ferais, madame, dans votre charmante cour ! Je ressemblerais à l’automate qu’on montre actuellement dans Paris : il prononce mal les lettres de l’alphahet ; il articule quelques mots. C’est beaucoup pour une figure de cuir ; mais ce n’est pas assez pour un être pensant, qui est pénétré jusqu’au fond du cœur de tout le mérite et de tous les charmes de votre être.

Je serais dans votre cour comme Tantale : j’aurais faim et soif de vous entendre, madame, et il faudrait rester dans ma chambre, Mme  de Buchwald n’a point de santé, me dira-t-on. Ah ! madame, c’est un Samson en comparaison de moi. Il est vrai qu’elle vise à être aveugle comme Samson ; mais en a-t-elle moins d’imagination et de grâces ? Sa conversation n’est-elle pas digne de la vôtre ? N’est-elle pas toujours vive, toujours agissante ? Mais moi chétif, si je venais faire ma cour à Votre Altesse sérénissime, je serais obligé de vous présenter ma capitulation, et les articles seraient : 1° que je me tiendrais convaincu de mon indignité, et que très-rarement j’aurais l’honneur de me crever à votre table et d’en sortir avec une indigestion ; 2° qu’en qualité de pédant je coucherais dans l’antichambre de la bibliothèque, et non dans une chambre dorée ; 3° qu’il me serait permis d’avoir un habit fourré au mois de juillet, attendu votre belle exposition au nord, et votre forêt à Thuringe ; 4° que je donnerais la préférence à votre médecin et à votre apothicaire sur toutes les belles dames de votre cour, nouvelles mariées et autres ; 5° que, si dans des moments d’humeur pardonnables à un malade, je m’avisais de faire quelques nouveaux chants à Dunois, il me serait permis d’y peindre la cour de Gotha, afin qu’il y eût du moins dans cet ouvrage un contraste des vertus les plus charmantes avec toutes les folies du poëme.

N’importe, je brûle d’être dans votre cour, de venir me mettre à vos pieds pour quelques mois. Gotha est mon château en Espagne ; je serais trop heureux ; c’est un beau songe. Une vérité bien réelle, c’est mon profond respect, mon attachement, ma reconnaissance pour Votre Altesse sêrénissime, etc.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.