Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2730

La bibliothèque libre.
Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 205-207).

2730. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Colmar, le 16 avril.

Est-il vrai, mon cher ange, que votre santé s’altère ? est-il vrai qu’on vous conseille les eaux de Plombières ? est-il vrai que vous ferez le voyage ? Vous êtes bien sûr qu’alors je viendrai à ce Plombières, qui serait mon paradis terrestre. La saison est encore bien rude dans ces quartiers-là. Nos Vosges sont couvertes de neige. Il n’y a pas un arbre dans nos campagnes qui ait poussé une feuille, et le vert manque encore pour les bestiaux. J’ai à vous avertir, mon cher ange, que les deux prétendues saisons qu’on a imaginées pour prendre les eaux de Plombières sont un charlatanisme des médecins du pays, pour faire venir deux fois les mêmes chalands. Ces eaux font du bien en tout temps, supposé qu’elles en fassent, quand elles ne sont pas infiltrées de la neige qui s’est fait un passage jusqu’à elles. Le pays est si froid d’ailleurs que le temps le plus chaud est le plus convenable ; mais, dans quelque temps que vous y veniez, soyez sûr de m’y voir. Je voudrais bien que votre ami l’abbé[1] pût les venir prendre coupées avec du lait ; mais je vous ai déjà dit, et je vous répète avec douleur, que je crains qu’il ne meure dans sa maison de campagne, et que la maladie dont il est attaqué ne dure beaucoup plus que vous ne le pensiez. Cette maladie m’alarme d’autant plus que son médecin est fort ignorant et fort opiniâtre. Mme Denis me mande qu’elle pourrait bien aussi aller à Plombières. Elle prend du Vinache[2] ; elle fait comme j’ai fait ; elle ruine sa santé par des remèdes et par de la gourmandise. Il est bien certain que, si vous venez à Plombières tous deux, je ne ferai aucune autre démarche que celle de venir vous y attendre. Mme d’Argental, qui en a déjà tâté, voudrait-elle recommencer ? En ce cas, vive Plombières !

Vous savez que le roi de Prusse m’a écrit une lettre remplie d’éloges flatteurs qui ne flattent point. Vous savez que tout est contradiction dans ce monde. C’en est une assez grande que la conduite du père Menoux, qui m’écrit lettre sur lettre pour se plaindre de la trahison qu’on nous a faite à tous deux de publier et de falsifier ce que nous nous étions écrit dans le secret d’un commerce particulier, qui doit être une chose sacrée chez les honnêtes gens. On m’a parlé des Mémoires de milord Bolingbroke[3]. Je m’imagine que les wihgs n’en seront pas contents. Ce qu’il y a de plus hardi dans ses Lettres sur l’Histoire est ce qu’il y a de meilleur : aussi est-ce la seule chose qu’on ait critiquée. Les Anglais paraissent faits pour nous apprendre à penser. Imagineriez-vous que les Suisses ont pris la méthode d’inoculer la petite vérole, et que Mme la Duchesse d’Aumont vivrait encore si M. le duc d’Aumont était né à Lausanne ? Ce Lausanne est devenu un singulier pays. Il est peuplé d’Anglais et de Français philosophes, qui sont venus y chercher de la tranquillité et du soleil. On y parle français, on y pense à l’anglaise. On me presse tous les jours d’y aller faire un tour. Mme la duchesse de Gotha demande à grands cris la préférence ; mais son pays n’est pas si beau, et on n’y est pas à couvert des vents du nord. Il n’y a à présent que les montagnes cornues de Plombières qui puissent me plaire si vous y venez. Nous verrons si je les changerai en eaux d’Hippocrène. Adieu, mon cher et respectable ami ; je vous embrasse avec la plus vive tendresse.

  1. L’abbé de Chauvelin. Son médecin, fort ignorant et fort opiniâtre, était sans doute Bayer, tout-puissant auprès de Louis XV, et protecteur zélé de Christophe de Beaumout, archevêque de Paris, contre le Parlement. (Cl.)
  2. Médecin de Voltaire en 1721 ; voyez, tome X, le quatrième vers de l’Épitre à M. le maréchal de Villars.
  3. Traduits de l’anglais, avec des notes historiques, par Favier, de Toulouse, mort à Paris en 1784. — Les Lettres sur l’Histoire, traduites par Barbeu du Bourg, avaient paru en 1752.