Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2738

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 214-215).

2738. — DE FRÉDÉRIC,
prince héréditaire de hesse-cassel.
Cassel, le 7 mai.

Votre lettre, mon cher ami, m’a fait grand plaisir. Je vous suis bien obligé des Annales de L’Empire, que vous m’avez envoyées. J’ai commencé à les lire, et j’en suis presque à la fin du premier tome. Je souhaiterais de trouver quelque chose qui pût être à votre goût dans ces pays, pour vous l’offrir. Vous ne me dites rien de l’état de votre santé. Je veux donc la croire bonne, pour ma propre satisfaction.

Le cabinet de physique me ferait grand plaisir, si nous n’en étions richement pourvus, mon père et moi. J’ose même dire que le mien est fort complet. Il n’en est pas de même des tableaux, dont je serai charmé d’avoir une liste des largeurs et hauteurs, en y joignant les prix, comme aussi les sujets. J’ai grande opinion des deux tableaux du Guide et de Paul Véronèse. Le lustre d’émail me ferait aussi plaisir, si j’en savais la grandeur, de même que des statues.

Je compte aller passer quelques mois à Aix-la-Chapelle et à Spa. L’exercice m’occupe à présent : c’est de ces choses qui fatiguent beaucoup le corps, sans donner de la nourriture à l’esprit. La lecture est un de mes amusements les plus chéris. Je préfère celle qui fournit à la réflexion ; les livres qui traitent de physique, d’astronomie, de nouvelles découvertes, me font grand plaisir. Il a paru, ces jours passés, un livre intitulé Songes physiques. On l’attribue à M. de Maupertuis[1] ; le titre m’invita à le lire. Le sublime auteur y traite de toutes les matières imaginables. Il prétend que la gêne est le principe de tout ce qu’on fait dans ce monde ; qu’un homme qui se tue le fait pour sortir de l’état de gêne où il croit être pour chercher mieux ; que quelqu’un qui boit, le fait pour sortir de l’état de gêne où la soif le retenait. Enfin il fait de cela un système, et en tire des conséquences extrêmement forcées. Tout ce que l’on peut dire, à l’honneur de l’auteur et du livre, c’est que ce sont des songes qu’il réfutera peut-être à son réveil. Ces Songes peuvent aller de pair avec les Lettres du même auteur, où il nous parle de la ville latine, des terres australes, etc. Le style en est extrêmement confus ; aussi les éditeurs n’ont pu s’empêcher de dire dans leur préface que l’auteur avait promis un dernier songe pour expliquer les autres.

Conservez-moi votre souvenir, et soyez persuadé, mon cher ami, de ma parfaite et sincère amitié.


Frédéric.

P. S. Les cérémonies m’ennuient ; aussi voyez-vous bien que je n’en fais pas à la fin de ma lettre. Mon père et la princesse vous font leurs compliments. Quel ne serait pas le plaisir que je ressentirais de vous voir en Allemagne !

  1. L’auteur des Songes physiques, 1753, in-12, est l’abbé Louis-Malo Moreau de Saint-Ellier, né en 1701, mort en 1754, frère de Maupertuis.