Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2741

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 218-219).

2741. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Colmar, le 16 mai.

Mon cher ange, le 7 de juillet approche ; persistez bien, Mme d’Argental et vous, dans la foi que vous avez aux eaux de Plombières, N’allez pas soupçonner que la santé puisse se trouver ailleurs. Venez boire avec moi, mon cher et respectable ami. Je vous prie, quand vous verrez cet abbé Caton[1], qui est malade à sa nouvelle campagne, de lui faire pour moi les plus tendres compliments. Je ne sais si son médecin a la vogue, mais il me semble que je n’entends point parler de ses guérisons. Je crois ses malades enterrés. Vous êtes fort heureux de n’avoir point été attaqué.

Le nouveau régime ne vous convient pas. Je viendrai, mon cher ange, à Plombières, avec deux domestiques tout au plus, et je ne serai pas difficile à loger ; peut-être même y serai-je avant vous, et, en ce cas, je vous demanderai vos ordres. J’apporterai quelques paperasses de prose et de vers pour vous endormir après le dîner. Comment pouvez-vous craindre que je manque un tel rendez-vous ? Je voudrais que vous fussiez à Constantinople, à la place de votre oncle[2], et vous venir trouver dans le serraï des franguis de Galata, sur le canal de la Propontide. Mon ange, Plombières est un vilain trou, le séjour est abominable, mais il sera pour moi le jardin d’Armide.

Je vous ai envoyé le second tome des Annales de l’Empire, dans toute la plénitude de l’horreur historique. Dieu merci, il n’y a pas un mot à changer, non plus qu’au placet de Caritidès[3]. Gardez-vous de lire ce fatras ; il est d’un ennui mortel ; rien n’est plus malsain. Que vous importe Albert d’Autriche ? J’ai été entraîné dans ce précipice de ronces par ma malheureuse facilité ; on ne m’y rattrapera plus. C’est être trop ennemi de soi-même que de se consumer à ramasser des antiquités barbares. La duchesse de Gotha, qui est très-aimable, m’a transformé en pédant en us, comme Circé changea les compagnons d’Ulysse en bêtes. Il faut que je revoie M. et Mme d’Argental, pour reprendre ma première forme.

Bonsoir ; mille respects à Mme d’Argental. Amenez-la pour sa santé et pour mon bonheur.

  1. L’abbé de Chauvelin.
  2. M. de Ferriol ; il avait été remplacé à l’ambassade de Constantinople par le comte des Alleurs.
  3. Ah ! monsieur, pas un mot ne s’en peut retrancher,

    dit Caritidès dans les Fâcheux de Molière, acte III, scène ii.