Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2747

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 225-226).
2747. — À M. DE MALESHERBE[1].
À Colmar, 6 juin.

Monsieur, ma nièce ma envoyé un papier où je reconnais vos bontés. Je ne peux y répondre qu’en vous envoyant l’ouvrage tout entier. Vous n’êtes pas condamné à lire tout ce qui s’imprime ; mais il est de mon devoir de vous rendre cet hommage. Je me suis vu forcé de donner moi-même ce troisième volume sur l’Essai de l’histoire universelle, pour montrer qu’au moins je traite l’histoire avec plus d’exactitude qu’il n’y en a dans les deux premiers volumes que le libraire Jean Néaulme a si malheureusement défigurés. Si j’avais un peu plus de santé, j’aurais déjà poussé cet Essai jusqu’aux temps qui se joignent à ceux de Louis XIV, et je donnerais ensuite les deux premiers volumes, qui demandent à être refondus, puisque j’en ai employé une, partie dans les Annales de l’Empire.

Je vois avec douleur que des éditions de ces deux premiers tomes se multiplient tous les jours. Si j’osais abuser de votre temps, je me plaindrais qu’on m’ait fait affirmer dans cet ouvrage des choses que je suis bien éloigné de penser. Je crois, par exemple, que les donations de Pepin et de Charlemagne peuvent être mises avec celles de Constantin, et que les papes n’ont pas plus besoin de ces vains titres pour être reconnus souverains du pays qu’ils possèdent que les bains d’Aix-la-Chapelle n’ont besoin d’avoir été fondés par un nommé Granus, frère de Néron.

Au reste, monsieur, s’il se trouve dans ce troisième volume quelques endroits qui s’écartent de la vérité, ou qui la disent trop, rien ne sera plus aisé que de changer, au moyen d’un carton, les endroits qui vous auront paru suspects. Ce serait l’affaire des libraires à qui j’ai fait présent de cet ouvrage, et de ceux qui ensuite pourraient l’imprimer à Paris. Mon affaire, monsieur, sera de vous être dévoué jusqu’au dernier moment de ma vie, de souhaiter ardemment que vous vouliez bien être toujours à la tête des lettres, et que vos successeurs vous ressemblent. Mon affaire est encore de finir cette malheureuse Histoire universelle, où je suis engagé malgré moi, et qui n’avait jamais été destinée à voir le jour. Mais, pour la finir, il faut de la santé, une grande bibliothèque et une retraite libre. Dans quelque endroit que j’achève ma vie, ce sera une grande consolation pour moi de compter sur votre bonté et sur votre suffrage. Je les mérite au moins par la reconnaissance tendre et respectueuse avec laquelle j’ai l’honneur d’être, monsieur, votre très-humble et très-obéissant serviteur.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.