Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2760

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 234-235).

2760. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Auprès de Plombières, 3 Juillet 1754.

Madame, j’ai été bien malade en allant chercher la santé à Plombières. Ma plus grande peine a été de ne point écrire à Votre Altesse sérénissime : mon cœur est toujours à Gotha, votre portrait à Colmar, et mon corps ou plutôt mon ombre auprès de Plombières ; je ne demande à vivre que pour avoir la force de venir vous faire ma cour encore. Si j’ai encore quelques beaux jours, ils vous appartiennent sans doute ; mais je désespère de voir Altembourg, où vôtre Altesse sérénissime va passer les mois d’août et de septembre. J’aurais du moins voulu avoir, pour me consoler à Plombières, ce portrait dont elle a daigné m’honorer ; je ne le verrai qu’à mon retour à Colmar. C’est ma triste destinée d’être loin de vous, madame, de toutes façons ; il faut y mettre ordre et vaincre sa destinée, si on peut.

Je crois que cette maudite édition qu’on a faite, en Hollande, d’une partie très-informe de ce manuscrit que Votre Altesse sérénissime a entre les mains, est ce qui m’a tué. Je me suis vu dans la nécessité de réparer le tort qu’on m’a fait en retravaillant cet ouvrage, qui est immense. Que ne puis-je venir l’achever dans votre bibliothèque ! Il me semble que je donnerais le matin aux rois, qui ont troublé le monde, et le soir à Jeanne et à la tendre Agnès, qui ont adouci les mœurs. L’envie de vous plaire, de vous amuser, me rendrait des forces ; mais ce sont là des songes qui flattent un malheureux malade : on passe sa vie à désirer. Soyez très-sûre, madame, que ce songe sera une réalité dès que j’aurai la force de me transporter, et que j’aurai arrangé mes petites affaires ; rien ne me retiendra. Eh bien ! si je suis malade, Votre Altesse sérénissime daignera me supporter ; la douceur et la paix de sa cour sont d’ailleurs un excellent remède.

La grande maîtresse des cœurs et moi nous serons, madame, vos deux malades. Je crains bien qu’elle ne le soit autant que moi : cela est bien injuste ; la nature entend bien mal ses intérêts de gâter ainsi ce qu’elle fait de mieux. Mme de Buchwald devait avoir des yeux de lynx et une santé d’athlète. Heureusement, madame, la nature semble avoir traité votre personne comme elle le devait. Conservez cette santé si précieuse ; je la verrai briller dans les traits de votre portrait, en attendant que je la voie sur ce visage si gracieux et si noble qui embellit la plus belle dâme du monde. Quand pourrai-je présenter encore mes hommages à votre auguste famille, à ce jeune général qui veut combattre un jour à la tête des armées de France ou d’Allemagne, il n’importe, à toutes ces belles jeunes plantes que vous cultivez ? Je me mets à vos pieds, madame, pénétré de douleur de n’être pas auprès de Votre Altesse sérénissime au lieu de lui écrire, et rempli du plus profond respect, d’un attachement et d’une reconnaissance que je ne puis exprimer. Si elle daigne m’honorer de ses ordres, elle peut toujours les envoyer à Colmar.

  1. Éditeurs, Bavoux et François. — C’est à tort, croyons-nous, qu’ils ont daté cette lettre du mois de juin. Elle doit être de juillet. (G. A.)