Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2765

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 238-239).
2765. — À M. DE CIDEVILLE.
À Plombiéres, le 9 juillet.

Mon cher et ancien ami, quoique chat échaudé ait la réputation de craindre l’eau froide, cependant j’ai risqué l’eau chaude. Vous savez que j’aimerais bien mieux être auprès des naïades de Forges que de celles de Plombières ; vous savez où je voudrais être, et combien il m’eût été doux de mourir dans la patrie de Corneille, et dans les bras de mon cher Cideville ; mais je ne peux ni passer ni finir ma vie selon mes désirs. J’ai au moins auprès de moi, à présent, une nièce qui me console en me parlant de vous. Nous ne faisons point de châteaux en Espagne, mais nous en faisons en Normandie[1]. Nous imaginons que quelque jour nous pourrions bien vous venir voir. Elle m’a parlé, comme vous, du poëme de l’Agriculture[2]. C’était à vous à le faire et à dire :


Ô fortunatos nimium, sua nam bona noscunt !

(Virg., Georg., II, v. 458.)

Pour moi, je dis :


Nos · · · · · · · · · · · · · · · dulcia linquimus arva ;

(Virg., ecl. i, v. 3.)


mais ne me dites point de mal des livres de dom Calmet.


Ses antiques fatras ne sont point inutiles ;
Il faut des passe-temps de toutes les façons,
Et l’on peut quelquefois supporter les Varrons,
Quoiqu’on adore les Virgiles.


D’ailleurs il y a cent personnes qui lisent l’histoire, pour une qui lit les vers. Le goût de la poésie est le partage du petit nombre des élus. Nous sommes un petit troupeau, et encore est-il dispersé. Et puis je ne sais si, à mon âge, il me siérait encore de chanter. Il me semble que j’aurais la voix un peu rauque. Et pourquoi chanter


deserti ad Strymonis undam ?

(Virg., Georg., IV, V. 508.)

Enfin je me suis vu contraint de songer sérieusement à cette Histoire universelle dont on a imprimé des fragments si indignement défigurés. On m’a forcé à reprendre malgré moi un ouvrage que j’avais abandonné, et qui méritait tous mes soins. Ce n’étaient pas les sèches Annales de l’Empire ; c’était le tableau des siècles, c’était l’histoire de l’esprit humain. Il m’aurait fallu la patience d’un bénédictin, et la plume d’un Bossuet. J’aurai au moins la vérité d’un de Thou. Il n’importe guère où l’on vive, pourvu qu’on vive pour les beaux-arts ; et l’histoire est la partie des belles-lettres qui a le plus de partisans dans tous les pays.


Les fruits des rives du Permesse
Ne croissent que dans le printemps ;
D’Apollon les trésors brillants
Font les charmes de la jeunesse,
Et la froide et triste vieillesse,
N’est faite que pour le bon sens.


Adieu, mon cher ami ; je vous aime bien plus que la poésie. Mme Denis[3] vous fait mille compliments. V.

  1. À Launay ; voyez lettre 2663.
  2. Le poëme de l’Agriculture, par Rosset, ne fut publié qu’en 1774, in-4°. Voltaire écrivit à cet auteur, le 22 avril de cette année, une longue lettre qu’on peut voir dans la Correspondance.
  3. Mme Denis était venue à Plombières avec sa sœur : elle accompagna son oncle quand il revint à Colmar.