Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2797

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 269-270).

2797. — À M. DE MONCRIF[1].
À Colmar, 15 octobre.

Je reçois dans ce moment, mon cher confrère, la boîte de Pandore : tous les maux et tous les sifflets en sortent ; folio recto, folio verso, tout est détestable. La musique d’Orphée ne pourrait faire passer ces pauvretés. Je ne me plains point de M. de Sireuil ; il aurait dû pourtant m’avertir un peu plus tôt. Je vous demande en grâce que l’ouvrage porte le titre de ce qu’il est : Tiré des fragments de la pièce, selon le petit projet que j’ai soumis à vos lumières. On ne peut me refuser cette justice ; et puisque M. Royer a fait confisquer mon bien, il faut du moins qu’il le dise. La moitié de l’ouvrage n’est pas de moi, l’autre moitié est défigurée. Il fallait attendre ma mort pour me disséquer. On s’est un peu pressé.

Je vous prie de présenter à M. le comte d’Argenson les respects de son ancien squelette, et d’être persuadé de ma reconnaissance.

Je sens bien que je ne peux empêcher l’exécution prochaine de Royer, de Sireuil, et de moi. Tout ce que je demande, c’est qu’on connaisse du moins les deux complices, à qui pourtant je souhaite tout le succès que je n’espère pas, et à qui je ne veux aucun mal, quoiqu’ils m’en fassent un peu par un assez mauvais procédé et de plus mauvais vers.

Je vous embrasse et vous remercie, et je vous aime. Mme  Denis en fait tout autant, en tout bien et en tout honneur.

P. S. On me mande que je pourrais empêcher qu’on ne vendit à la friperie de l’Opéra la garde-robe de Pandore : ce serait assurément le meilleur parti, et, s’il ne doit pas être permis de mettre sur le compte d’un homme vivant un ouvrage qui n’est pas de lui, il doit être moins permis encore de le défigurer entièrement, et de joindre à son ouvrage mutilé celui d’un autre sans l’avoir seulement averti.

Si pourtant on ne peut parvenir à obtenir cette justice, si on ne peut rendre à Royer le service de l’empêcher de se déshonorer, je vous demande en grâce que l’opéra soit intitulé : Promèthée, fragments de la tragédie de Pandore, déjà imprimée, à laquelle on a fait substituer et ajouter tout ce qui a paru convenable au musicien pendant l’éloignement de l’auteur.

Ce titre sera très-exact ; Prométhée ne contient en effet que mes fragments avec les additions de M. de Sireuil.

J’écris à M. le président Hénault, suivant votre conseil, et je le supplie d’engager Royer à supprimer son opéra, ou du moins à en différer l’exécution. En vérité, tout cela est l’opprobre des beaux-arts, et je ne vois partout que brigandage.

Je me recommande à vos bontés : empêchez le déshonneur des lettres, autant que vous pourrez ; cela est digne de vous.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.