Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2802

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 274-276).

2802. — À M. DE BRENLES.
Colmar, le 18 octobre.

Je prévois, monsieur, que je serai obligé, au commencement du mois prochain, de faire un voyage en Bourgogne, et je voudrais bien savoir auparavant à quoi m’en tenir sur la possibilité d’acquérir une retraite agréable dans votre voisinage. Je ne parle pas des conditions de cette acquisition, et de la manière de la faire ; je sens bien que ce sont des choses qui demandent un peu de temps ; mais il m’est essentiel d’être informé d’abord si je puis acheter en sûreté une terre dans votre pays, sans avoir le bonheur d’être de la religion qui y est reçue. Je me suis lait une idée du territoire de Lausanne comme de celui de l’Attique ; vous m’avez déterminé à y venir finir mes jours. Je suis persuadé qu’on ne le trouverait point mauvais à la cour de France, et que, pourvu que l’achat se fît sans bruit et sous un autre nom que le mien, je jouirais de l’avantage d’être votre voisin très-paisiblement. Je suppose, par exemple, que la terre achetée sous le nom d’un autre fût passée ensuite, par un contrat secret, au nom de ma nièce ; on pourrait alors aller s’y établir sans éclat, sans que l’on regardât ce petit voyage comme une transmigration. Il resterait à savoir si ma nièce, devenue la propriétaire de la terre, pourrait ensuite en disposer, n’étant pas née dans le pays. Voilà, monsieur, bien des peines que je vous donne ; c’est abuser étrangement de vos bontés ; mais pardonnez tout au désir que vous m’avez inspiré de venir achever ma carrière dans le sein de la philosophie et de la liberté. M. des Gloires, qui doit bientôt revenir à Lausanne, m’a fait le même portrait que vous de ce pays. La terre d’Allaman me serait très-convenable ; et, si ce marché ne se pouvait conclure, on pourrait trouver une autre acquisition à faire. Je vous supplie, monsieur, en attendant que cet établissement puisse s’arranger, de vouloir bien me mander si un catholique peut posséder chez vous des biens-fonds ; s’il peut jouir du droit de bourgeoisie à Lausanne ; s’il peut tester en faveur de ses parents demeurant à Paris ; et, en cas que vos lois ne permettent pas ces dispositions, quels remèdes elles permettent qu’on y apporte.

À l’égard de la terre d’Allaman, je suis toujours prêt à en donner 225,000 livres, argent de France, quand même elle ne vaudrait pas tout à fait neuf mille livres de revenu ; mais c’est tout ce que je peux faire. L’arrangement de ma fortune ne me permet pas d’aller au delà, et je me trouverai même un peu gêné d’abord pour les ameublements. Le régisseur de la terre que vous me recommandez, monsieur, me fera assurément un très-grand plaisir de continuer à la régir. Il pourra servir à la faire meubler, et à procurer les provisions nécessaires, les domestiques du pays, les voitures, les chevaux. Peut-être y a-t-il dans le château des meubles dont on pourrait s’accommoder. Je vous parle indiscrètement de tous ces arrangements, monsieur, dans le temps que je ne devrais vous parler que de votre santé, qui me tient beaucoup plus à cœur ; je vous supplie instamment de vouloir bien m’en donner des nouvelles. Mme Goll et ma nièce vous font mille sincères compliments, ainsi qu’à Mme de Brenles. Je vous supplie de me faire réponse le plus tôt que vous pourrez, afin que je puisse prendre toutes mes mesures avant mon voyage en Bourgogne. Comptez sur l’amitié et la reconnaissance inviolable d’un homme qui vous est déjà bien attaché.


Voltaire.