Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2805

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 277-278).

2805. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
À Colmar, 24 octobre.

Madame, j’ai fait partir par les chariots de poste une tragédie. Ces voitures ne sont guère accoutumées à porter des vers français. Que n’ai-je pu venir moi-même mettre à vos pieds ces petits amusements ! Et pourquoi faut-il qu’il n’y ait que mes enfants qui fassent le voyage de Gotha !

Votre Altesse sérénissime daigne faire des compliments à ma nièce : elle ressent cette extrême bonté avec la plus respectueuse reconnaissance ; mais, malgré tout l’héroïsme de son amitié pour moi, je lui sais mauvais gré d’être venue me consoler à Colmar. Elle y fait le bonheur de ma vie ; mais elle m’empêche d’être à votre cour : elle me fait à la fois beaucoup de bien et beaucoup de mal.

Qui fut bien surpris le 23 de ce mois ? Ce fut moi, madame, quand un gentilhomme de Mme la margrave de Baireuth me vint dire que son auguste maîtresse m’attendait à souper à la Montagne-Noire, cabaret borgne de la ville. Je me frottai les yeux ; je crus que c’était un rêve. Je vais à la Montagne-Noire : j’y trouve monseigneur le margrave et Son Altesse royale. Il n’y a sorte de bontés dont ils ne m’accablent ; ils veulent me mener sur les bords du Rhône, où ils vont passer l’hiver. Je crois qu’ils s’arrêteront quelques mois à Avignon, en terre papale : cela est beau, pour des calvinistes ; mais, pour moi, ce n’est pas chez le pape, c’est dans le palais d’Ernest le Pieux que je voudrais aller. Mme la margrave de Baireuth a voulu absolument voir ma nièce. « Oui, madame, lui ai-je dit, elle aura hardiment l’honneur de se présenter devant vous, quoique vous soyez la sœur du roi de Prusse. » Tout s’est passé le mieux du monde ; la sœur a fait ce que le frére aurait dû faire : elle a excusé comme elle a pu, et avec une bonté infinie, l’aventure de Francfort. Enfin, madame, qui sait mieux que Votre Altesse sérénissime que votre sexe est fait pour réparer les torts du nôtre ? Il y a des dieux cruels ; les déesses sont plus indulgentes. C’est à vos autels, madame, que mon cœur sacrifie.

Je n’irai certainement point en terre papale, quoique j’aie été en terre monacale. Il est très-vrai que j’ai passé un mois chez des moines bénédictins ; mais j’y ai cherché une belle bibliothèque dont j’avais besoin, et non pas vêpres et matines. Je voulais finir cette Histoire universelle dont Votre Altesse sérénissime a un manuscrit, et c’est une assez bonne ruse de guerre d’aller chez ses ennemis se pourvoir d’artillerie contre eux. Le tour qu’on m’a joué d’imprimer cette histoire toute défigurée m’a mis dans la nécessité de l’achever. Mais j’aurais fait encore plus de cas de la bibliothèque luthérienne de Gotha que des livres orthodoxes des bénédictins de Senones. Ma dévotion consiste à regarder madame la duchesse de Gotha, et, si elle le permet, la grande maîtresse des cœurs, comme mes saintes. S’il y a un paradis, il y en a pour de si belles âmes. En attendant très-longtemps ce paradis, vivez pour les délices de ce monde, madame ; conservez-moi vos bontés. Souffrez que je mette aux pieds de toute votre auguste famille, et surtout aux vôtres, avec le plus profond respect et le plus tendre,


Voltaire.
  1. Éditeurs, Bavoux et François.