Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2808

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 280-281).

2808. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Colmar, le 29 octobre.

Dieu est Dieu, et vous êtes son prophète, puisque vous avez fait réussir Mahomet[1] ; et vous serez plus que propbète[2] si vous venez à bout de faire jouer Sémiramis à Mlle  Clairon. Les filles qui aiment réussissent bien mieux au théâtre que les ivrognes, et la Dumesnil n’est plus bonne que pour les baccbantes. Mais, mon adorable ange, Allah, qui ne veut pas que les fidèles s’enorgueillissent, me prépare des sifflets à l’Opéra, pendant que vous me soutenez à la Comédie. C’est une cruauté bien absurde, c’est une impertinence bien inouïe que celle de ce polisson de Royer. Faites en sorte du moins, mon cher ange, qu’on crie à l’injustice, et que le public plaigne un homme dont on confisque ainsi le bien, et dont on vend les effets détériorés. Je suis destiné à toutes les espèces de persécution. J’aurais fait une tragédie pour vous plaire, mais il a fallu me tuer à refaire entièrement cette Histoire générale. J’y ai travaillé avec une ardeur qui m’a mis à la mort. Il me faut un tombeau, et non une terre. M. de Richelieu me donne rendez-vous à Lyon ; mais depuis quatre jours je suis au lit, et c’est de mon lit que je vous écris. Je ne suis pas en état de faire deux cents lieues de bond et de volée. Mme  la margrave de Baireuth voulait m’emmenerr en Languedoc. Savez-vous qu’elle y va, qu’elle a passé par Colmar, que j’y ai soupé avec elle le 23, qu’elle m’a fait un présent magnifique, qu’elle a voulu voir Mme  Denis, qu’elle a excusé la conduite de son frère, en la condamnant ? Tout cela m’a paru un rêve ; cependant je reste à Colmar, et j’y travaille à cette maudite Histoire générale qui me tue. Je me sacrifie à ce que j’ai cru un devoir indispensable. Je vous remercie d’aimer Sémiramis. Mme  de Baireuth en a fait un opéra italien, qu’on a joué à Baireuth et à Berlin. Tâchez qu’on vous donne la pièce française à Paris. Mme  Denis se porte assez mal ; son enflure recommence. Nous voilà tous deux gisants au bord du Rhin, et probablement nous y passerons l’hiver. Je devais aller à Manheim, et je reste dans une vilaine maison[3] d’une vilaine petite ville, où je souffre nuit et jour. Ce sont là des tours de la destinée ; mais je me moque de ses tours avec un ami comme vous et un peu de courage. À propos, que deviendra ce courage prétendu, quand on me jouera le nouveau tour d’imprimer la Pucelle ? Il est trop certain qu’il y en a des copies à Paris ; un Chévrier l’a lue. Un Chévrier[4], mon ange ! Il faut s’enfuir je ne sais où. Il est bien cruel de ne pas achever auprès de vous les restes de sa vie. Mille tendres respects à tous les anges.

  1. Remis au théâtre en 1751, avec un grand succès. Lekain jouait Mahomet.
  2. Plus quam prophetam. (Matthieu, xi, 9 ; et Luc vii, 26.)
  3. Celle de M. Goll, rue des Juifs, où elle porte aujourd’hui (1829) le n° 10. (Cl.)
  4. Voyez lettre 2800.