Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2830

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 299-300).

2830. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Au château de Prangins, près de la ville de Nyon, au pays
de Vaud, en Suisse, 10 décembre 1754.

Madame, je reçois au bord du plus beau lac du monde la lettre dont Votre Altesse sérénissime m’honore. Ce n’est pas dans le seul cabaret de Colmar que j’ai rencontré Mme la margrave de Baireuth ; j’ai eu encore l’honneur de lui faire ma cour dans une auberge de Lyon. J’avais, sans le savoir, l’air de courir après elle comme un héros de roman. Mais Votre Altesse sérénissime sait que c’est pour vous seule que j’aurais voulu faire de telles entreprises. J’ai laissé madame la margrave aller à Avignon en terre papale. Je ne crois pas qu’elle s’y convertisse à notre sainte foi catholique, comme a fait la princesse de Hesse. Elle me paraît un peu plus loin du royaume des cieux. Qui aurait dit que la descendante de Philippe de Hesse le Magnanime deviendrait un des confesseurs de notre Église ? Il ne reste plus, madame, à conquérir qu’une belle âme comme la vôtre, pour rendre notre triomphe complet. Que ne suis-je venir prêcher Votre Altesse sérénissime avec Jeanne, Agnès, et le père Grisbourdon ! Mais la Providence m’a fait aller à Lyon pour de viles affaires temporelles. Elle m’a fait passer par Genève pour éprouver ma foi ; elle me retient sur les bords du lac Léman, avec un rhumatisme goutteux, pour éprouver ma patience, et elle m’a éloigné de Gotha pour me punir de mes péchés. Cette nièce, que votre bonté daigne honorer de son estime, la mérite bien en conduisant partout son malade. Je me console d’être ici, dans l’espérance de repasser par l’Alsace, et de pouvoir encore venir me mettre à vos pieds. Les forêts de Thuringe auraient plus de charmes pour moi que la ville de Lyon et que le lac qui est sous mes fenêtres ! J’ai vu de beaux pays, madame ; mais c’est à Gotha qu’est le bonheur. Heureux ceux qui approchent de votre personne ! Je les envie tous.

Je suis sensiblement affligé d’apprendre que Votre Altesse sérénissime a été malade. La grande maîtresse des cœurs aura passé tout ce temps-là sans dormir. Conservez, madame, une santé si précieuse. Il est vrai que je comptais faire un tour à Manheim, sur la fin de l’hiver, pour pouvoir être à vos pieds au printemps. La destinée m’a ballotté ailleurs. Elle me joue souvent de vilains tours ; mais je la défie d’altérer les sentiments de mon profond respect et de mon attachement pour Votre Altesse sérénissime et pour toute votre auguste famille.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.