Correspondance de Voltaire/1754/Lettre 2832

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Correspondance de Voltaire/1754
Correspondance : année 1754GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 302-303).

2832. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
Au château de Prangins, le 19 décembre.

J’apprends, mon cher ami, qu’on a fait chez vous une nouvelle lecture des Chinois, et que les trois magots n’ont pas déplu ; cependant, s’il vous prend jamais fantaisie d’exposer en public ces étrangers, je vous prie de m’en avertir à l’avance, afin que je puisse encore donner quelques coups de crayon à des figures si bizarres. Voici le temps funeste où Royer et Sireuil vont me disséquer. Figurez-vous que j’avais fait donner à Pandore[1] une très-honnête fête dans le ciel par le maître de la maison ; je vous en fais juge. Un musicien doit-il être embarrassé à mettre en musique ces paroles :


Aimez, aimez, et régnez avec nous ;
Le dieu des dieux est seul digne de vous.
Sur la terre on poursuit avec peine
Des plaisirs l’ombre légère et vaine ;
Elle échappe, et le dégoût la suit.
Si Zéphire un moment plaît à Flore,
Il flétrit les f]eurs qu’il fait éclore ;
Un seul jour les forme et les détruit.

Aimez, aimez, et régnez. avec nous ;
Le dieu des dieux est seul digne de vous.
Les fleurs immortelles
Ne sont qu’en nos champs ;
L’Amour et le Temps
Ici n’ont point d’ailes.
Aimez, aimez, et régnez avec nous,

(Acte III.)

On a substitué à ces vers :


Les Grâces
Sont sur vos traces ;
Régnez,
Triomphez ;
Un tendre amour
Veut du retour.


C’est ainsi que tout l’opera est défiguré. Je demande justice, et la justice consiste à faire savoir le fait.

Tandis que Royer me mutile, la nature m’accable de maux, et la fortune me conduit dans un château solitaire, loin du genre humain, en attendant que je puisse aller chercher aux bains d’Aix en Savoie une guérison que je n’espère pas. Je vous rends compte de toutes les misères de mon existence. Ce ne sont ni les acteurs de Lyon, ni le parterre, ni le public, qui m’ont fait abandonner cette belle ville. Je vous dirai en passant qu’il est plaisant que vous ayez à Paris Drouin et Bellecour, tandis qu’il y a à Lyon trois acteurs[2] très-bons, et qui deviendraient à Paris encore meilleurs ; mais c’est ainsi que le monde va. Je le laisse aller, et je souffre patiemment. Je souhaite que ma nièce ait toujours assez de philosophie pour s’accoutumer à la solitude et à mon genre de vie. Je ne suis point embarrassé de moi, mais je le suis de ceux qui veulent bien joindre leur destinée à la mienne : ceux-là ont besoin de courage. Adieu : je vous embrasse mille fois.

    de même de celle à Royer le musicien ; car ce n’est pas celle du 20 septembre 1754, no 2789.

  1. Acte III
  2. Dauberval en était un. Il joua plus tard à la Comédie-Française.