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Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2886

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 350-351).
2886. — À M. LE DUC DE LA VALLIÈRE[1].

Des bords du lac, 26 février.

Quelle lubie vous a pris, monsieur le duc ! Je ne parle pas d’être philosophe à la cour : c’est un effort de sagesse dont votre esprit est très-capable. Je ne parle pas d’embellir Montrouge comme Champs : vous êtes très-digne de bien nipper deux maîtresses à la fois. Je parle de la lubie de daigner relancer du sein de vos plaisirs un ermite des bords du lac de Genève, et de vous imaginer que


Dans ma vieillesse languissante
la lueur faible et tremblante
D’un feu prés de se consumer
Pourrait encor se ranimer
À la lumière étincelante
De cette jeunesse brillante
Qui peut toujours vous animer.


C’est assurément par charité pure que vous me faites des propositions. Quel besoin pourriez-vous avoir des réflexions d’un Suisse, dans la vie charmante que vous menez ?


Les matins on vous voit paraître
Dans la meute des chiens courants.
Et dans celle des courtisans,
Tous bons serviteurs de leur maître ;
Avec grand bruit vous le suivez
Pour mieux vous éviter vous-même,
Et le soir vous vous retrouvez.
Votre bonheur doit être extrême
Alors qu’avec vous vous vivez.
À vos beaux festins vous avez
Une troupe leste et choisie
D’esprits comme vous cultivés,
Gens dont les goûts non dépravés,
En vins, en prose, en poésie.
Sont des bons gourmets approuvés,


Et par qui tout bas sont bravés
Préjugés de théologie.
Dans ce bonheur vous enclavez
Une fille jeune et jolie,
Par vos soins encore embellie,
Qu’à votre gré vous captivez,
Et qui dit, comme vous savez,
Qu’elle vous aime à la folie.

Quelle est donc votre fantaisie.
Lorsque, dans le rapide cours
D’une carrière si remplie,
Vous prétendez avoir recours
À quelque mienne rapsodie !
N’allez pas mêler, je vous prie.
Dans vos soupers, dans vos amours,
Ma piquette à votre ambrosie ;
Ah ! toute ma philosophie
Vaut-elle un soir de vos beaux jours ?


Tout ce que je peux faire, c’est de vous imiter très-humblement et de très-loin ; non pas en rois, non pas en filles, mais dans l’amour de la retraite. Je saluerai, de ma cabane des Alpes, vos palais de Champs et de Montrouge ; je parlerai de vos bontés à ce grand lac de Genève que je vois de mes fenêtres ; à ce Rhône qui baigne les murs de mon jardin. Je dirai à nos grosses truites que j’ai été aimé de celui à qui on a donné le nom de Brochet, que portait le grand protecteur[2] de Voiture, Comptez, monsieur le duc, que vous avez rappelé en moi un souvenir bien respectueux et bien tendre. La compagne de ma retraite partage les sentiments que je conserverai pour vous toute ma vie.

Ne comptez pas qu’un pauvre malade comme moi soit toujours en état d’avoir l’honneur de vous écrire.

J’enverrai mon billet de confession à M. l’abbé de Voisenon, évêque de Montrouge.

  1. Louis-César Le Blanc de La Baume, d’abord duc de Vanjour (cité sous ce nom dans la lettre 661), et ensuite duc de La Vallière, naquit le 9 octobre 1708, et mourut le 16 novembre 1780. Il était petit-neveu de la duchesse de La Vallière, l’une des maîtresses de Louis XIV. Il épousa, en 1732, Anne-Julie de Crussol d’Uzès. Le duc de La Vallière était capitaine des chasses, etc., et grand-fauconnier de France, depuis 1748.
  2. Voyez tome XXIII, page 397.