Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2907

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 367-368).

2907. — DE M. DUPONT[1].
Colmar, 15 avril 1755.

Vous m’écrivez des Délices. Que celle terre est bien nommée : vous y habitez. Lorsque vous étiez à Colmar, j’aurais pu dater de même. Tandis que vous élevez des murs sur un terrain étranger, je vous élève des autels dans mon cœur. J’envie le sort de vos ouvriers. Ils vous voient, ils vous entendent ; que ne suis-je au milieu d’eux ! Hélas ! le destin ne le veut pas, il faut bien s’y soumettre, malgré qu’on enrage. On a cela de commun avec Jupiter.

Vos infirmités me désespèrent. Faut-il donc que la santé imite la fortune, et qu’elle ne se donne qu’à des gens qui en font mauvais usage ? Encore la fortune est-elle plus judicieuse, du moins vous a-t-elle bien traité à quelques égards. Mais pour la santé, elle vous a toujours été cruelle. L’espèce de gens qu’elle traite bien dégoûte de ses faveurs. Heureusement vous avez su vous en passer ; persistez dans votre mépris, puisqu’elle persiste dans son oubli ; continuez à faire votre corps tous les matins, et votre exemple apprendra aux hommes l’art de digérer sans estomac, le secret d’être gai dans les douleurs et de se bien porter étant malade. Conservez votre corps au milieu des maladies, comme un pilote habile conserve son vaisseau au milieu des orages ; et si la Providence veut que l’on croie ce que l’on dit de la longue vie des patriarches, qu’elle vous fasse durer en années ce que vos écrits dureront en siècles : vous méritez bien ce miracle. Après avoir lu les deux Électres de Sophocle et d’Euripide, les Choéphores d’Eschyle, et l’Électre de Crébillon, j’ai lu la tragédie d’Oreste. Ah ! quelle différence ! si l’un des trois Grecs avait fait Oreste, avec quel transport d’admiration n’en parlerait-on pas ?

Le parlement a osé dire dans un arrêt qu’il y avait abus dans l’exécution de la bulle Unigentus. C’était donner un coup de couteau dans la cuisse du bœuf Apis. Le conseil d’État vient de punir cet horrible sacrilège en cassant l’arrêt du parlement ; on imite assez bien les anciens prêtres d’Égypte : on punit ceux qui ne sont pas superstitieux ; heureux celui qui contemple ces débats, et qui en rit en secret !

Mme  et MM. de Klinglin ont été enchantés de votre ressouvenir. Nous avons vu ici l’ex-préteur. Quel stoïcien ! il a autour du cœur une cuirasse d’airain qui émousse tous les traits de la mauvaise fortune. Aucun n’a pu pénétrer : quoique tout le monde le trouve malheureux, il est heureux à sa manière.

Que ferai-je avec M. de Paulmy ? Y songez-vous ? Ressouvenez-vous qu’Horace bégayait devant Mécène quand il y fut présenté par Virgile ; que fera donc un pauvre diable qui n’a ni langue ni plume que pour dire et pour écrire, en mauvais style, qu’il vous est entièrement dévoué, et qu’il n’a d’autre bonheur que de penser que vous daignez quelquefois vous ressouvenir de lui ?

  1. Lettres inédites de Voltaire, de Mme  Denis, et de Colini, etc. ; Paris, P. Mongie, 1821.