Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2938

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 397-398).
2938. — À MADAME LA DUCHESSE DE SAXE-GOTHA[1].
Aux Délices, par Genève, 16 juin 1755.

Madame, je ne cesserai, sur les bords du lac de Genève et du Rhône, d’adorer la forêt de Thuringe. Je n’importune que bien rarement Votre Altesse sérénissime de mon respectueux attachement et de ma reconnaissance : il faut me regarder comme un homme enseveli dans la solitude. Cette cruelle destinée qui se joue de tous les êtres n’a pas voulu que ma solitude fût dans vos États, où est mon cœur. Elle m’a arraché à votre cour. Plût à Dieu que j’y fusse encore ! J’oublierais encore plus les infidélités et les orages des autres cours. On m’a fait à celle de Berlin une noirceur nouvelle. On avait un exemplaire tronqué et très infidèle de cette Jeanne qui vous a quelquefois amusée, et on avait cet exemplaire par des voies qui n’étaient pas trop légitimes : on m’avait promis qu’on n’en abuserait jamais ; cependant on l’a envoyé à un ancien secrétaire du roi de Prusse, nommé Darget, qui a renoncé au service du roi, aussi bien qu’Algarotti. Ce Darget est à Paris ; et il court des copies d’un ouvrage que Votre Altesse sérénissime seule aurait dû avoir, s’il avait été digne de vous être présenté.

Je m’amusais, madame, dans ma retraite, quand mes maladies me le permettaient, à retoucher et retravailler cette ancienne rapsodie, à y mettre plus d’ordre, plus d’agréments et surtout plus de décence, sans en ôter la gaieté. C’était pour vous, madame, que je travaillais ; mais les maudites nouvelles des infidélités de Berlin et de Paris m’ont fait tomber la plume des mains, j’ai fait l’impossible pour retirer les exemplaires maudits de Berlin et de Paris. Cette affaire m’a causé presque autant de peine que celle de Francfort. Je suis destiné à me repentir toute ma vie de mon voyage de Brandebourg. Il n’y a que celui de Gotha qui me console. Que puis-je faire maintenant dans la retraite où je me suis enseveli, que de m’occuper à jamais du souvenir de vos bontés, d’en parler tous les jours à la compagne de ma solitude, de faire mille vœux pour votre auguste maison, pour la santé de la grande maîtresse des cœurs ! J’ai renoncé à toute société, à tout commerce. J’ai même longtemps ignoré la cruelle infidélité qu’on m’a faite. Je voudrais, madame, oublier tout, hors Votre Altesse sérénissime, votre cœur et vos bontés.

Je la supplie de me conserver toujours cette bienveillance précieuse dont elle m’a honoré. Je suis le plus inutile de ses serviteurs ; mais je me flatte qu’elle ne dédaignera pas l’hommage d’un ermite qui ne tient plus sur la terre qu’à elle seule, et qui sera jusqu’au dernier moment pénétré pour elle du plus profond respect et d’une reconnaissance infinie.

  1. Éditeurs, Bavoux et François.