Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2947
M. de Bochat est bien heureux ; il y a plaisir à être mort, quand on a son tombeau couvert de vos fleurs. J’ai lu, monsieur, avec un plaisir extrême cet Éloge[1], qui fait le vôtre. Vous trouvez donc que je suis trop poli avec ma patrie. Il n’y avait pas moyen de reprocher des fers à des esclaves[2] si gais, qui dansent avec leurs chaines. J’ai mis le bonnet de la Liberté sur ma tête ; mais je l’ôte honnêtement à de jolis esclaves que j’aime. Eh bien ! mon cher philosophe, vous voulez donc aussi vous mêler d’être malade, et vous avez en accident ce que j’ai en habitude, guérissez vite ; pour moi, je ne guérirai jamais ; je suis né pour souffrir. Votre amitié et un peu de casse me soulagent.
J’ai chez moi M. Bertrand[3], de Berne, et je m’en vante. M. le banneret Freudenreich[4] me parait un homme bien estimable ; mais mes maladies ne me permettent pas de jouir de leur société autant que je le voudrais. Je ne sais si j’aurai la force d’aller jusqu’à Berne ; mais vous me donnerez celle d’aller à Monrion.
On dit que les douze chants dont vous m’avez parlé sont une rapsodie abominable. Ce n’est point là, Dieu merci, mon ouvrage : il est en vingt chants, et il y a vingt ans que j’avais oublié cette triste plaisanterie, qui me fait aujourd’hui bien de la peine. Vale, amice.
- ↑ Éloge historique de M. Charles-Guillaume Louis de Bochat (né à Lausanne en 1695, mort en 1754) : Lausanne, 1755, in-8°.
- ↑ Allusion à quelques vers de l’Épître sur le lac de Genève, dans lesquels Voltaire parlait des bourgeois de Paris rampant dans l’esclavage.
- ↑ Élie Bertrand.
- ↑ Le banneret (ou banderet) Frcedenreich est souvent nommé, ainsi que sa femme, dans la correspondance de Voltaire avec le pasteur Bertrand. Voltaire lui écrivit même plusieurs fois ; mais je ne connais encore (1829) aucune de ses lettres à cet ami de Bertrand et de Clavel de Brenles. Freudenreich, né en 1692, mourut en 1773. Il fut un de ceux que Voltaire alla voir à Berne, au mois de mai 1756. (Cl.)