Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2966

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 420-421).

2966. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
31 juillet.

Je reçois, mon héros, votre lettre du 26 de juillet. Or voyez, mon héros, comme vous avez raison sur tous les points.

Premièrement, ce qui court dans Paris et ailleurs est l’ouvrage de la plus vile canaille, aidée par des gens qui méritent un châtiment exemplaire. Voici ce qu’on y trouve :


Et qu’à la ville, et surtout en province,
Les Richelieu ont nommé maquereau.
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Dort en Bourbon, la grasse matinée…
Et que Louis, ce saint et bon apôtre,
À ses Bourbons en pardonne bien d’autre.


Ce n’est pas là apparemment l’ouvrage que vous voulez. Les La Beaumelle, les Fréron, et les autres espèces qui vendent sous le manteau cette abominable rapsodie sont prêts, dit-on, de la faire imprimer. Un nommé Grasset, qui en avait un exemplaire, est venu me proposer, à Genève, de me le vendre cinquante louis. Il m’en a montré des morceaux écrits de sa main ; je les ai portés sur-le-champ au résident de France. J’ai fait mettre ce malheureux en prison, et enfin on n’a point trouvé son manuscrit. J’ai cru, dans ces circonstances, devoir vous envoyer, aussi bien qu’à Mme  de Pompadour et à M. le duc de La Vallière, mon véritable ouvrage, qui est à la vérité très-libre, mais qui n’est ni ne peut être rempli de pareilles horreurs. Ils ont reçu leur paquet. Vous n’avez point le vôtre ; apparemment que M. de Paulmy a voulu préalablement en prendre copie. Vous pourriez bien en demander des nouvelles à M. Dumesnil, en présence de qui je donnai le paquet cacheté sans armes, pour être cacheté avec les armes de M. de Paulmy, contre-signé par lui, et vous être dépêché le lendemain.

Vous sentez, monseigneur, le désespoir où tout cela me réduit. La canaille de la littérature m’avait fait sortir de France, et me poursuit jusque dans mon asile.

Le second point est le rôle de Gengis donné à Lekain, Je ne me suis mêlé de rien que de faire comme j’ai pu l’Orphelin de la Chine, et de le mettre sous votre protection. Zamti le Chinois et Gengis le Tartare sont deux beaux rôles. Que Grandval et Lekain[1] prennent celui qui leur conviendra ; que tous deux n’aient d’autre ambition que de vous plaire ; que M. d’Argental vous donne la pièce ; que vous donniez vos ordres ; voilà toute ma requête. Je me borne à vous amuser ; et, si par hasard l’ouvrage réussissait, si on le trouvait digne de paraître sous vos auspices, je vous demanderais la permission de vous le dédier[2] à ma façon, c’est-à-dire avec un ennuyeux discours sur la littérature chinoise et sur la nôtre. Vous savez que je suis un bavard, et vous me passeriez mon rabâchage sur votre personne et sur les Chinois, Je vous supplierais, en ce cas, d’empêcher, en vertu de votre autorité, que monsieur le souffleur ne fît imprimer ma pièce et ne la défigurât, comme cela lui est arrivé souvent. Tout le monde me pille comme il peut. Adieu, monseigneur. Si vous commandez une armée, je veux aller vous voir dans votre gloire, au lieu d’aller aux eaux de Plombières.

  1. Lekain obtint beaucoup moins de succès dans le rôle de Gengis, que Mlle  Clairon dans celui d’Idamé. (Cl.)
  2. Voyez l’épîre dédicatoire de l’Orphelin de la Chine, tome V.