Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2968

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 422-423).

2968. — À M. LE PREMIER SYNDIC[1].
du conseil de genève.
Le 2 août.

Monsieur, vos bontés et celles du Magnifique Conseil m’ayant déterminé à m’établir ici sous sa protection, il ne me reste, en vous renouvelant mes remerciements, que d’assurer mon repos en ayant recours à la justice et à la prudence du Conseil.

Je suis obligé de l’informer que, le 17 du mois de juin, un conseiller d’État de France m’écrivit qu’un nommé Grasset était parti de Paris, chargé d’un manuscrit abominable qu’il voulait imprimer sous mon nom, croyant mal à propos que mon nom servirait à le faire vendre ; on m’envoya de plus la teneur de la lettre écrite de Lausanne par ce Grasset à un facteur de librairie de Paris. J’écrivis incontinent à des magistrats de Lausanne, et je les suppliai d’éclaircir ce fait. On intimida Grasset à Lausanne.

Le 22 juillet, une femme nommée Dubret, qui demeure à Genève, dans la même maison que le sieur Grasset, vint me proposer de me vendre cet ouvrage manuscrit quarante louis.

Le 26 juillet, Grasset, arrivé de Lausanne, vint lui-même me proposer ce manuscrit pour cinquante louis, en présence de Mme  Denis et de M. Cathala[2] et me dit que, si je ne l’achetais pas, il le vendrait à d’autres. Pour me faire connaître le prix de ce qu’il voulait me vendre, il m’en montra une feuille écrite de sa main ; il me pria de la faire transcrire, et de lui rendre son original.

Je fus saisi d’horreur à la vue de cette feuille, qui insulte, avec autant d’insolence que de platitude, à tout ce qu’il y a de plus sacré. Je lui dis, en présence de M. Cathala, que ni moi, ni personne de ma maison, ne transcririons jamais des choses si infâmes, et que si un de mes laquais en copiait une ligne je le chasserais sur-le-champ.

Ma juste indignation m’a déterminé à faire remettre dans les mains d’un magistrat cette feuille punissable, qui ne peut avoir été composée que par un scélérat insensé et imbécile.

J’ignore ce qui s’est passé depuis, j’ignore de qui Grasset tient ce manuscrit odieux ; mais ce que je sais certainement, c’est que ni vous, monsieur, ni le Magnifique Conseil, ni aucun membre de cette république, ne permettra des ouvrages et des calomnies si horribles, et que, en quelque lieu que soit Grasset, j’informerai les magistrats de son entreprise, qui outrage également la religion et le repos des hommes. Mais il n’y a aucun lieu sur la terre où j’attende une justice plus éclairée qu’à Genève.

Je vous supplie, monsieur, de communiquer ma lettre au Magnifique Conseil, et de me croire avec un profond respect, etc.

  1. Sans doute M. Chouet, nommé dans les Confessions (part. II livre viii) de J.-J. Rousseau. (Cl.)
  2. Négociant de Genève, en faveur duquel Voltaire écrivit à La Chalotais le 21 iuillet 1762.