Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2972

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 425-426).

2972. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
4 août.

Mon cher ange, je voudrais encore vernir mes magots ; mais tout ce qui arrive à Jeanne gâte mes pinceaux chinois. C’est ma destinée que la calomnie me poursuive au bout du monde. Elle vient me tourmenter au pied des Alpes. Vous ai-je mandé que ce coquin de Grasset était venu dans ce pays-ci, chargé de cet impertinent ouvrage, avec des vers contre la France, contre la maison régnante, contre M. de richelieu ? Ceux qui l’ont envoyé, sachant que j’étais auprès de Genève, n’ont pas manqué de faire paraître Calvin[1] dans cette rapsodie : cela fait un bel effet, du temps de Charles VII. Il est très-certain que ce Chévrier, qui avait annoncé l’ouvrage dans les feuilles de Fréron, y a travaillé ; et il est très-probable que Grasset s’entend toujours avec Corbi.

Vous voyez combien il est nécessaire que les cinq magots soient joués vite et bien ; mais comment Sarrasin peut-il se charger de Zamti ? est-ce là le rôle d’un vieillard ? On n’entendra pas Lekain. Sarrasin joue en capucin. Serai-je la victime de l’orgueil de Grandval, qui ne veut pas s’abaisser à jouer Zamti ? Mon divin ange, je m’en remets à vous ; mais, si mes magots tombent, je suis enterré.

Je vois enfin que vous avez perdu ces malheureux soupçons que vous aviez de moi sur un pucelage[2] ; Dieu soit béni ! Thieriot-Trompette me mande qu’il y avait, dans le seul premier chant qui court à Paris, cent vingt-quatre vers falsifiés. Tout ce qu’on m’en a envoyé est de la plus grande platitude. Gare que ces sottes horreurs ne paraissent sous mon nom ! Ce manant de Fréron en fera un bel extrait.

Je vous demande en grâce, au moins, qu’on ne falsifie pas mon pauvre Orphelin. Je vous conjure qu’on le joue tel que je l’ai fait. Nous venons d’en faire une répétition. Un Tronchin[3] conseiller d’État de Genève, auteur d’une certaine Marie Stuart, a joué, ou plutôt lu, sur notre petit théâtre, le rôle de Gengis passablement ; il a fort bien dit : Vos vertus[4] ; et tout le monde a conclu que c’était un solécisme épouvantable de dire quelque chose après ce mot. Ce serait tout gâter ; la seule idée m’en fait frémir. La scène du poignard a bien réussi ; des cœurs durs ont été attendris.

Je vous embrasse ; je me recommande à vos bontés.

  1. Variantes du chant V.
  2. Allusion au chant de l’âne. Voyez les variantes du chant XXI.
  3. François Tronchin, qui travaillait alors à une tragédie dont Nicéphore III (ou Botoniate) était le principal personnage. — Marie Stuart avait été imprimée à Paris en 1735. (Cl.)
  4. Derniers mots de l’Orphelin de la Chine.