Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 2994

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 441-443).

2994 — À. M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU[1].
À mes prétendues Délices, 26 août.

Vous ne m’avez jamais mandé, mon héros, si vous avez reçu le petit paquet contresigné. Vous avez dédaigné l’hommage de mes magots ; on leur a cassé le nez et les oreilles sur votre théâtre ; scènes, et noms, et vers, ont été changés ; tout a été estropié, excepté par Mlle  Clairon. On a fait jouer un rôle d’un mari aimé par un bonhomme de soixante-quatorze ans, qui n’a pas plus de dents que moi. Lekain n’a pas été entendu, et il est fort propre pour les rôles muets. On voit bien que vous ne vous souciez guère des spectacles, à la manière dont ils vont.

J’ai dû présumer que vous ne faites pas plus de cas de ma dédicace, puisque vous ne m’avez pas répondu. Je vous l’envoie pourtant. Voyez, monseigneur, si vous voulez me permettre d’en faire usage. Le reste sera une dissertation sur les tragédies de la Chine, que probablement vous ne lirez point. Je suis dans la nécessité de faire imprimer sur-le-champ, à Genève, ma pièce telle que je l’ai faite, puisque les comédiens ont eu la ridicule insolence de la jouer à Paris telle que je ne l’ai pas faite. Si vous agréez la dédicace, daignez donc me donner vos ordres sur-le-champ ; sinon, vous jugez bien que je ne prendrai pas la liberté d’aller fourrer là votre nom et d’abuser de vos bontés sans votre permission expresse. En ce cas, la pièce paraîtra toute nue, et l’auteur ne vous la dédiera que dans le fond de son cœur.

Je vous redis et vous assure très-positivement que je vous ai envoyé le fatras historique et mal digéré où votre gloire personnelle est pour quelque chose. Il est arrivé à ce rogaton la même chose qu’à l’Histoire universelle. Un fripon l’a vendu vingt-cinq louis d’or à un imprimeur nommé Prieur, à Paris, et M. de Malesherhes a eu la faiblesse de permettre l’édition. Ne m’attribuera-t-on pas encore cette prévarication, comme on a eu la barbarie et la sottise de m’attribuer l’Histoire universelle telle qu’on a eu l’impertinence de l’imprimer ? Pourquoi faut-il que je sois éternellement la victime de la calomnie ! Vos bontés me consolent de tout.

Les comédiens de Paris auraient grand besoin de dépendre uniquement de vos ordres. Je leur ai fait présent de ma pièce, et ils ont eu la bassesse de dire à mon secrétaire[2] qu’il n’y entrerait que pour son argent. Voilà des procédés un peu tartares.

Je suis fâché que la France se barbarise malgré vous de jour en jour. Sauvez-la donc de la décadence. Conservez-moi vos bontés, et, pour Dieu, daignez m’instruire si vous avez mon paquet.


27 août.

Pardon du vebhiage inutile ; vous avez reçu mon paquet. Voici le croquis de la dédicace que vous daignez accepter. On dit que j’ai gagné mon procès dans le public. Je me flatte que vous gagnerez plus pleinement le vôtre au parlement : vous en gagnez un plus considérable dans le temps présent et dans la postérité. Vous êtes l’homme du siècle, l’homme de la France, celui qui soutient son honneur, celui que tout le monde voudrait imiter, et que personne n’égale. Mme  Denis et moi, nous vous présentons nos plus tendres respects.

  1. Éditeurs, de Cayrol et François.
  2. Colini.