Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3002

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 451-452).

3002. — DE M. DARGET[1].
6 septembre 1755.

J’ai malheureusement une trop bonne excuse, mon ancien ami, de n’avoir pas encore répondu à la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’écrire le 5 du mois dernier. J’ai toujours été malade, et pendant plus de quinze jours assez considérablement d’un mal de gorge. Je n’ai pu ni m’occuper ni sortir, et cela est vrai au point que je ne verrai que demain pour la première fois votre belle tragédie de l’Orphelin de la Chine. Je vous fais bien sincèrement mon compliment sur ces nouveaux lauriers, et je vous prie d’être persuadé que personne n’en voit orner votre front avec plus de plaisir que moi.

Je n’ai rien vu des manuscrits tronqués qui courent presque publiquement de votre poëme de la Pucelle : vous savez que je connais la bonne édition[2], et je verrai bientôt les endroits où l’on a voulu si méchamment introduire des choses qui ne sont pas de vous. Et qui pourrait s’y tromper, mon cher ami ? il n’appartient qu’à vous seul de retoucher vos ouvrages. Il faut bien prendre votre parti sur la publication de ce poëme : tous vos amis craignent à Paris qu’il ne soit bientôt imprimé, surtout en Hollande ou en Angleterre ; et j’en tremble avec eux : je suis même surpris que cet événement-là ne soit pas arrivé plus tôt ; il est très-certain que du Puget, ce Provençal attaché très-peu de temps à la maison du prince Henri, en avait une copie fournie par l’infidélité de Tinois. Il l’avait emportée dans le temps qu’il disparut de Berlin ; et peut-être les espérances qu’il avait fondées sur le profit de ce manuscrit entrèrent-elles dans le projet de sa retraite. J’ai su depuis qu’il avait passé en Russie, où il a rentré dans l’obscurité. C’est peut-être à cette copie que vous devez la filiation de toutes celles qui se sont répandues depuis. Grasset, qui vous porte à vous-même votre ouvrage, mais gâté et falsifié, et qui veut vous le vendre cinquante louis, est quelque chose de tout à fait singulier, et qui a dû vous faire rire vous-même. Enfin vous savez à qui vous en prendre de tout cela ; vous ne soupçonnerez plus vos admirateurs et vos amis ; vous en avez envoyé des copies ici, qui pourront servir de pièces de comparaison. M. Thieriot en a une que je dois entendre ces jours-ci. Les honnêtes gens ne se tromperont pas aux différences ; et s’il y a des choses que l’on trouve que vous deviez changer, vous le ferez avec cette supériorité qui rend toujours les éditions faites sous vos yeux préférables aux autres.

M. Duverney a été enchanté, monsieur, de recevoir des témoignages de votre souvenir. Sa santé est assez bonne. Il ne passe plus que les étés seulement à Plaisance, et il y jouit d’un loisir qui serait encore plus philosophique s’il était moins homme d’État. Il vous enverra volontiers des ognons de tulipe : marquez-moi la manière de vous les faire parvenir ; il ne faut pas qu’il manque rien à un lieu dont vous faites vos délices.

Vous m’avez promis anciennement, et dans les moments heureux de ma liaison avec vous, que vous me procureriez mes entrées à la Comédie française par la présentation d’une de vos tragédies. Je vous rappelle cet engagement, et j’en prends acte pour la première que vous enverrez ; vous savez que je sais les lire.

M. de Croismaro vous fait mille compliments : il est du comité secret de vos amis à Paris, et mérite assurément à tous égards d’y tenir sa place. Ma mauvaise santé salue vos incommodités ; elle s’y intéresse, elle vous plaint. Je vous embrasse de tout mon cœur, et je vous renouvelle toujours avec un nouveau plaisir, mon cher ami, les aveux de mon attachement bien tendre et bien sincère.

  1. Réponse à la lettre 2974.
  2. Il veut dire la bonne version.