Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3012

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 461-462).
3012. — À M. LE MARÉCHAL DUC DE RICHELIEU.
Aux Délices, 12 septembre.

Je vous envoie, monseigneur, à la hâte, et comme je peux, votre filleul l’Orphelin, dont vous voulez bien être le parrain : ce sont les premiers exemplaires qui sortent de la presse. Je crois que vous joindrez à toutes vos bontés celle de me pardonner la dissertation que je m’avise toujours de coudre à mes dédicaces. J’aime un peu l’antique ; cette façon en a du moins quelque air. Les épîtres dédicatoires des anciens n’étaient pas faites comme une lettre qu’on met à la poste, et qui se termine par une vaine formule ; c’étaient des discours instructifs. Un simple compliment n’est guère lu, s’il n’est soutenu par des choses utiles.

Il y a, à la fin de la pièce, une lettre à Jean-Jacques Rousseau, que j’ai cru nécessaire de publier dans la position où je me trouve.

Je suis honteux de vous entretenir de ces bagatelles, lorsque je ne devrais vous parler que du chagrin sensible que m’a causé la perte de votre procès. Je ne sais pas si une pareille décision se trouve dans l’Esprit des Lois. J’ignore la matière des substitutions ; j’avais seulement toujours entendu dire que les droits du mineur étaient inviolables ; et, à moins qu’il n’y ait une loi formelle qui déroge à ces droits, il me paraît qu’il y a eu beaucoup d’arbitraire dans ce jugement. Je ne puis croire surtout qu’on vous ait condamné aux dépens, et je regarde cette clause comme une fausse nouvelle. Je n’ose vous demander ce qui en est. Vous devez être surchargé d’affaires extrêmement désagréables. Il est bien triste de succomber, après tant d’années de peines et de frais, dans une cause qui, au sentiment de Cochin[1], était indubitable, et ne faisait pas même de question.

Vous êtes bien bon de me parler de tragédie et de dédicaces, quand vous êtes dans une crise si importante ; c’est une nouvelle épreuve où l’on a mis votre courage. Vous soutenez cette perte comme une colonne anglaise ; mais les canons[2] ne peuvent rien ici, et ce n’est que dans votre belle âme que vous trouvez des ressources. C’est à cette âme noble et tendre que je serai attaché toute ma vie avec les sentiments les plus inviolables et les plus respectueux. Vous savez que ma nièce pense comme moi.

Permettez que je revienne à la pièce qui est sous votre protection. Je vous demande en grâce qu’on la joue à Fontainebleau, telle que je l’ai faite, telle que Mme de Pompadour l’a lue et approuvée, telle que j’ai l’honneur de vous l’envoyer, et non telle qu’elle a été défigurée à Paris. En vérité, je ne puis concevoir comment elle a pu avoir quelques succès avec tant d’incongruités. Il faut que Mlle Clairon soit une grande enchanteresse.

  1. On trouve dans les Œuvres de Cochin Édition in-8o, tome IV, page 391) un mémoire ou plaidoyer pour M. le duc de Richelieu, héritier substitué de M. le cardinal de Richelieu, son grand-oncle, contre M. de Chabezé, M. Payen, etc., etc., et autres possesseurs de maisons situées dans les environs du Palais-Royal, faisant partie de la substitution, et indûment aliénées. Le procès remontait aux environs de 1735. (B.)
  2. Voltaire, trompé par des relations inexactes, et aveuglé par sa partialité pour son héros, croyait que celui-ci, à la bataille de Fontenoy, avait donné le premier l’avis de faire avancer quatre canons contre le front de la colonne anglaise. (Cl.)