Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3019

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 466-467).

3019. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
17 septembre.

Je fais passer par vos mains, mon cher et respectable ami, ma réponse[1] à M. le comte de Choiseul, ne sachant pas son adresse. Colini vient d’arriver, et je reçois trop tard vos avis et ceux des anges. On vend déjà dans Paris, en manuscrit, l’Orphelin comme la Pucelle, et tout aussi défiguré. L’état cruel où les nouvelles infidélités touchant l’Histoire de la guerre dernière avaient réduit ma santé, et les dangers où me mettaient les copies abominables de la Pucelle, ne me permettaient pas de travailler ; il s’en fallait beaucoup. Tout ce que j’ai pu faire a été de prévenir, par une prompte édition, le mal que m’allait faire une édition subreptice dont j’étais menacé tous les jours. Tout le mal vient de donner des tragédies à Paris quand on est au pied des Alpes : cela n’est arrivé qu’à moi. Je ne crois pas avoir mérité qu’on me forçât à fuir ma patrie. Je m’apperçois seulement qu’il faut être auprès de vous pour faire quelque chose de passable, et que, si on veut tirer parti des talents, il ne faut pas les persécuter. Je compte sur quelque souvenir de la part de Mme de Pompadour et de M. d’Argenson ; mais je perdais absolument leurs bonnes grâces, si on avait publié cette Guerre de 1741, que l’un et l’autre m’avaient recommandé de ne pas donner au public[2] ; et le roi m’en aurait su très-mauvais gré, malgré les justes louanges que je lui donne. Je risquais d’être écrasé par le monument même que j’érigeais à sa gloire.

Jugez du chagrin que m’a causé la conduite de M. de Malesherbes, et son ressentiment injuste contre mes très-justes démarches.

Enfin voilà la pièce imprimée avec tous ses défauts, qui sont très-grands. Il n’y a autre chose à faire qu’à la supprimer au théâtre, et attendre un temps favorable pour en redonner deux ou trois représentations. Comptez que je suis très-affligé de ne m’être pas livré à tout ce qu’un tel sujet pouvait me fournir ; c’était une occasion de dompter l’esprit de préjugé, qui rend parmi nous l’art dramatique encore bien faible. Nos mœurs sont trop molles. J’aurais dû peindre, avec des traits plus caractérisés, la fierté sauvage des Tartares, et la morale des Chinois. Il fallait que la scène fût dans une salle de Confucius, que Zamti fût un descendant de ce législateur, qu’il parlât comme Confucius même, que tout fût neuf et hardi, que rien ne se ressentît de ces misérables bienséances françaises, et de ces petitesses d’un peuple qui est assez ignorant et assez fou pour vouloir qu’on pense à Pékin comme à Paris. J’aurais accoutumé peut-être la nation à voir, sans s’étonner, des mœurs plus fortes que les siennes ; j’aurais préparé les esprits à un ouvrage[3] plus fort que je médite, et que je ne pourrai probablement exécuter. Il faudra me réduire à planter des marronniers et des pêchers ; cela est plus aisé, et n’est pas sujet aux revers que les talents attirent. Il faut enfin vivre pour soi, et mourir pour soi, puisque je ne peux vivre pour vous et avec vous. Je vous embrasse bien tendrement, mon très-cher ange.

  1. La lettre qui suit celle-ci.
  2. Tous les exemplaires imprimés ne furent pas saisis.
  3. l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations.