Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3031

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 477-478).

3031. — À M. THIERIOT.
Aux Délices, 1er octobre.

Je n’ai point répondu, mon ancien ami, aux belles exhortations que vous me faites sur cette vieille folie de trente années, que vous voulez que je rajeunisse. J’attends que je sois à l’âge auquel Fontenelle a fait des comédies[1]. Il n’est permis qu’à un jeune homme, ou à un radoteur, de s’occuper d’une Pucelle. Colonne[2] à l’âge de soixante-quinze ans, commenta l’Aloïsia ; mais il y a peu de ces grandes âmes qui conservent si longtemps le feu sacré de Prométhée. Il y a d’ailleurs un petit obstacle à l’entreprise que vous me proposez, c’est que l’ouvrage n’est plus entre mes mains ; je m’en suis défait comme d’une tentation. Je me suis mis gravement à juger les nations[3], dans une espèce de tableau du genre humain, auquel je travaille depuis longtemps, et je ne me sens pas l’agilité de passer de la salle de Confucius à la maison de Mme Pâris. J’ai lu les Mémoires de Mme de Staal ; elle paraît plus occupée des événements de la femme de chambre que de la conspiration du prince de Cellamare. On dit que nous aurons bientôt les Mémoires de Mlle Rondet, fille suivante de Mme de Staal.

Vous ne pouviez vous défaire de vos Anglais et de vos Italiens en de meilleures mains qu’en celles de M. le comte de Lauraguais[4]. Le vieux Protagoras, ou Diagoras-Dumarsais, m’a répondu de lui.

Je vous embrasse de tout mon cœur,

  1. Fontenelle, né en 1657, avait, dés 1680, donné sa tragédie d’Aspar (non imprimée) ; mais en 1751, à quatre-vingt-quatorze ans, il avait publié plusieurs comédies jusqu’alors inédites.
  2. François-Marie Pompée Colonne, mort à Paris en 1726, âgé de quatre-vingt-deux ou quatre-vingt-huit ans, peut avoir été connu de Voltaire. On sait que les amants de la fille de Cujas disaient qu’ils commentaient les œuvres de ce grand jurisconsulte. C’est probablement dans le même sens que Voltaire emploie ici cette expression. On ne connaît de Colonne aucun commentaire écrit sur l’Aloïsia de N. Chorier, ouvrage obscène écrit en latin, dont la traduction française est intitulée l’Académie des Dames. (B.)
  3. Allusion à l’Essai sur les Mœurs et l’Esprit des nations.
  4. À qui est dédiée l’Écossaise ; voyez tome V.