Correspondance de Voltaire/1755/Lettre 3037

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Correspondance de Voltaire/1755
Correspondance : année 1755GarnierŒuvres complètes de Voltaire, tome 38 (p. 484-485).

3037. — À M. LE COMTE D’ARGENTAL.
15 octobre.

Mon cher ange, vous commencez donc à être un peu content. Vous le seriez davantage sans trois terribles empêchements : la maladie, l’éloignement, et une Histoire générale qui me tue. Puis-je songer au seul Gengis quand je me mêle du gouvernement de toute la terre ? Les Japonais et les Anglais, les jésuites et les talapoins, les chrétiens et les musulmans, me demandent audience. J’ai la tête pleine du procès de tous ces gens-là. Vous avez beau me dire que la cause de Gengis doit passer la première, vous connaissez trop bien la faiblesse humaine pour ne pas savoir que nous ne sommes les maîtres de rien. Dites à vos fleurs de s’épanouir, à vos blés de germer, ils vous répondront : Attendez ; cela dépend de la terre et du soleil. Mon cher ange, ma pauvre tête dépend de tout. Je fais ce que je peux, quand je peux ; plus je vais en avant, plus je me tiens machine griffonnante. Pour vous, messieurs de Paris, faites suivant vos volontés : ordonnez, coupez, taillez, rognez, faites jouer mes magots devant les marionnettes de Fontainebleau, et qu’on y déchire l’auteur au sortir de la pièce, tandis que je languis malade dans mon ermitage, entre de la casse et des livres ennuyeux. J’ai mandé à Lambert que je serais peut-être assez fou pour lui donner, en son temps, une nouvelle tragédie à imprimer ; mais ce n’est pas du pain cuit pour Lambert. Il faut que les nations soient jugées et que le génie me dise : Travaille. En attendant, mon divin ange, j’ai recours à vous auprès de Lambert ; il s’avise d’imprimer un recueil de toutes mes sottises, et il n’a encore aucune des corrections, aucun des changements sans nombre que j’y ai faits. C’est encore un travail assez grand de mettre tout cela en ordre. Dites-lui, je vous en conjure, qu’il ne fasse rien avant que je lui aie fait tenir tous mes papiers. Ce paresseux est bien ardent quand il croit qu’il y va de son intérêt ; mais son intérêt véritable est de ne rien faire sans mes avis et sans mes secours. De quoi se mêle-t-il de commencer, sans me le dire, une édition de mes œuvres, lorsqu’il sait que j’en fais une à Genève, et lorsqu’il a passé une année entière sans vouloir profiter des dons que je lui offrais ? Il m’envoya, il y a un an, une feuille de La Henriade, et s’en tint là ; et point de nouvelles. Je lui mandai enfin que je payerais la feuille, et qu’il s’allât promener. Je donnai mes guenilles à d’autres, et, à présent, le voilà qui travaille, et sans m’avoir averti. Je vous prie, mon cher ange, de lui laver la tête en passant, si vous le rencontrez en allant à la Comédie, si vous vous en souvenez, si vous voulez bien avoir cette bonté. Je vous demande bien pardon de mon importunité ; mais encore faut-il être imprimé à sa fantaisie. Adieu ; je voudrais travailler à la vôtre, et réussir autant que j’ai envie de vous plaire.